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Mo Yan et ses animaux tristes

Article publié dans le n°1003 (15 nov. 2009) de Quinzaines

Soit une croyance d’origine ancienne et populaire, celle en la métempsycose, qu’on retrouve, sous une forme élaborée dans des systèmes philosophiques (hindouisme, bouddhisme), plus tard répandus en extrême Asie, notamment en Chine. Elle impose à la plupart des vivants l’obligation, pour leur âme immortelle, de s’incarner en des corps successifs, humain, animal ou végétal, autant de fois qu’il le faut jusqu’à l’hypothétique délivrance ultime qui clôt enfin le cycle épuisant des réincarnations. Cycle infernal auquel n’échappent que de très rares élus qui réussissent par leur sainteté à l’interrompre et à atteindre d’un coup le nirvana.
Mo Yan
La dure loi du karma
(Seuil)
Soit une croyance d’origine ancienne et populaire, celle en la métempsycose, qu’on retrouve, sous une forme élaborée dans des systèmes philosophiques (hindouisme, bouddhisme), plus tard répandus en extrême Asie, notamment en Chine. Elle impose à la plupart des vivants l’obligation, pour leur âme immortelle, de s’incarner en des corps successifs, humain, animal ou végétal, autant de fois qu’il le faut jusqu’à l’hypothétique délivrance ultime qui clôt enfin le cycle épuisant des réincarnations. Cycle infernal auquel n’échappent que de très rares élus qui réussissent par leur sainteté à l’interrompre et à atteindre d’un coup le nirvana.

Soit maintenant un très malin romancier chinois contemporain qui a l’idée de s’emparer de ce conte noir pour écrire la chronique d’une famille de paysans installée depuis des générations à bonne distance de la ville de Gaomi, elle-même située à cinq cents kilomètres au sud-est de Pékin, en Chine du nord, c’est-à-dire dans une zone au climat rude, très froid en hiver mais au caractère continental néanmoins tempéré par l’influence de la mer relativement proche (il y a une véritable forêt d’abricotiers dans le village, qui joue un rôle scénique important dans le roman). Ces détails objectifs nourrissent d’authenticité un texte regorgeant de notations météorologiques et d’une manière générale d’éléments réalistes qui ressemblent à autant de souvenirs vécus, Mo Yan s’étant lui-même hissé hors d’une condition rurale qui signifiait naguère et signifie encore en son pays la stagnation.

Le prétexte du roman peut paraître futile. Le « truc » de la métempsycose, on voit bien ce que Marcel Aymé, dans telle de ses fantaisies littéraires, aurait pu en tirer, juste quelques pages savoureuses dans le genre du Passe-muraille. Mais Mo Yan, lui, dont la faculté d’amplification à partir d’une donnée aussi ténue que ludique est étourdissante, va en cimenter un pavé de près de huit cents pages, intéressant à plus d’un titre.

On se doute qu’un tel parti pris fictionnel (prendre un personnage, le nommé Ximen Nao, juste après sa mort sous forme humaine, puis lui faire revêtir les défroques d’un âne, d’un bœuf, d’un cochon, d’un chien, d’un singe, avant de renaître en bébé hémophile) n’a pas qu’une fonction de divertissement ou de gageure proposée par l’écrivain à l’exercice de sa propre virtuosité narrative, qui est grande.

En réalité, c’est un parti pris extrêmement commode, puisqu’il permet, sous le couvert d’une imagination échevelée et qu’on ne saurait prendre tout à fait au sérieux, de raconter une histoire en fait tragique de bout en bout, celle d’un individu innocent dont les terribles soubresauts de la Chine moderne font de chacun des avatars, à son retour périodique sur terre, une impuissante victime.

Cinq conditions animales, plus le début d’une nouvelle condition humaine, dix années dévolues à chacune, au total six décennies, la durée même qui s’étend entre 1949, date de la prise de pouvoir de Mao, et 2009. C’est le temps qu’il a fallu pour qu’un pays sous-développé, sorti exsangue de la guerre civile, auparavant exploité et presque dépecé par les puissances occidentales puis la barbarie japonaise, s’émancipe, construise dans des tâtonnements déchirants un modèle différent du léninisme d’abord importé, accède à une reconnaissance internationale et retrouve enfin la puissance et l’orgueil qui étaient ceux de l’Empire du Milieu. Mais c’est aussi le temps où l’immense espoir démocratique que le peuple chinois ou au moins ses élites pouvaient fonder sur les déclarations du Mao de 1940, lorsqu’il théorisait l’avenir radieux promis à la Chine après sa victoire sur le Kuomintang, a été constamment et systématiquement déçu non seulement par Mao lui-même devenu un tyran totalitaire comme l’Empire en avait tant connus, mais encore par ses successeurs convertis à l’économie de marché mais non à la démocratie.

Le héros malheureux de Mo Yan, ce propriétaire terrien fort à son aise, qui a une femme et deux concubines, un bon nombre d’enfants, pratique la charité mais accumule en secret des réserves d’or, se trouve être dès 1950 soumis à la justice expéditive de son village, qui le condamne après un simulacre de procès et l’expédie auprès du peu amène Roi des Enfers par une décharge de grenaille de plomb en pleine face. Tel est le début de son aventure, qui fut celle de milliers de ses semblables. Elle se poursuivra, posthume, dans le même lieu, sous forme d’âne jusqu’au « Grand Bond en avant » des années 58-60, première pitrerie maoïste qui, en créant les « communes populaires » chantées par Aragon et en transformant la paysannerie ancestrale en une armée d’ilotes au service d’une industrialisation rurale anti-économique, devait provoquer la plus grande famine de l’Histoire chinoise, évaluée par Jean-Philippe Béja dans le numéro d’octobre 2009 de la revue Esprit à 36 millions de morts.

En bœuf, Ximen Nao réincarné conserve hélas ! – ce sera le cas tout au long du livre – pleine conscience de ses conditions antérieures et vit l’épisode le plus noir de sa carrière de mort vivant. Au cours d’un des paroxysmes, seulement un peu atténués par le recul campagnard, de la glorieuse « Révolution Culturelle », il sera torturé et brûlé par son propre fils, qui bien sûr ne voit en lui qu’un animal stupide et indocile grâce au subterfuge que sa singulière fiction offre au romancier, mais des conflits réels mettant en scène des hommes sont bien là en arrière-plan, qui se sont dénoués de la même manière horrible. Cela se passait, rappelons-le, en 1965-68 et les maoïstes français en frétillaient d’aise.

La transformation en cochon, dans l’ensemble du plus haut et parfois du plus exquis comique, voit par des yeux porcins le chute des activistes, la disparition des « communes », et celle de Mao en 1976, qui donne lieu à un des passages les plus délirants du livre, toutes les bêtes de la création accompagnant le long du fleuve l’apothéose du Grand Timonier dans son ascension vers les astres.

En chien, son avatar suivant, Ximen Nao suit d’une truffe humide et sensible à toutes les odeurs, délicieuses et infectes, l’urbanisation grandissante (déjà !) de la campagne chinoise, le déclin des règles de fer qui obligeaient un campagnard, privé de naissance du permis nécessaire à l’obtention du statut et des privilèges de citadin, à ne jamais quitter son trou. En vendant à des promoteurs le terrain agricole les responsables locaux de l’omniprésent parti se sucrent, les solidarités anciennes de famille s’affaiblissent cependant que les anciens « Gardes Rouges », devenus affairistes, rentrent dans le rang sans payer pour leurs crimes. Une relative prospérité s’installe lentement, dont un des signes les plus patents est l’apparition d’intrigues amoureuses nouées en dehors des liens et des coutumes claniques.

Mais ce timide début de conquête de l’individualisme dans les campagnes ou sur leurs marges urbaines s’opère sous un statut de la narration fort ambigu. Le chien, conservateur dans l’âme, ne l’approuve guère, le singe qui lui succède sera la victime non pas, comme précédemment les premiers animaux, d’un implacable Destin intimement rattaché à la conjoncture politique devenue ogresse et contre laquelle ils ne peuvent rien. Sa mort violente résultera de l’exacerbation d’une aventure passionnelle dont il sera par hasard le figurant.

Quant à l’enfant qui naît handicapé et dont l’avenir semble bien compromis, est-il présent, dans un faux happy end dont on a l’impression que le romancier, ne sachant trop comment finir, l’a un peu bâclé, à seule fin de signifier ainsi que son sentiment sur la Chine à venir est pour le moins mitigé, ou bien seulement parce qu’il cède au désir, par un dénouement à la Dickens, de faire pleurer dans les chaumières ?

Une des sympathiques bizarreries de ce texte qui n’est pas avare de contradictions, c’est la présence malicieuse de l’écrivain à tous les détours de son intrigue à tiroirs, qui globalement constitue un tour de force réussi. Cette intrigue étant chronologique et lui-même contemporain d’une action qui, à l’évidence, fait appel à une autobiographie déguisée (fils de paysans, il a échappé à son village par le seul moyen laissé aux bouseux : entrer dans l’armée où il a entamé des études), Mo Yan ne cesse avec une feinte ingénuité de s’immiscer dans son roman. Au début il y figure en gros bambin toujours affamé, puis en garçonnet court sur pattes, laid mais d’une vivacité frappante, volontiers voyeur, plus loin en jeune homme amateur de beuveries et de jeunes filles, journaliste aux aguets, toujours prêt à aider les copains dans la mouise ou à favoriser leurs amours. Bref, un Panurge qui aurait un peu la dégaine de Socrate, bien calé au centre de ce petit univers à la fois sordide, féroce et paradoxalement presque candide d’où il finira par s’évader.

Car il y a de vrais braves gens dans ces campagnes, comme ce paysan respectueux des animaux travaillant à ses côtés, obstiné mais jamais méchant, qui refuse jusqu’au bout de se plier aux lois du communisme, continue imperturbable à cultiver seul son lopin individuel de mille mètres carrés et néanmoins pleure à chaudes larmes la mort de Mao. Ou le communiste pur et dur qui, en déclenchant une bombe pour tuer l’ex-Garde Rouge changé en profiteur, mourra avec lui.

La Dure Loi du Karma décrit un monde plein de bruit et de fureur et accumule les cadavres animaux et humains. Ce n’est pourtant pas un livre manichéen. On y ébranle la statue du Commandeur sans la déboulonner. On n’y chante pas les louanges néo-capitalistes des temps nouveaux, mais la dignité retrouvée de la Chine n’y laisse pas indifférent. Ces complexités romanesques sont-elles l’effet d’une prudence, d’une auto-censure par peur de la censure réelle toujours en place, ou l’expression, malgré toutes les épreuves de ces soixante années, d’un nationalisme essentiel ? Je pencherais pour la seconde option.

Maurice Mourier