L’alacrité de la construction et aussi quelque chose d’énigmatique dans l’édifice tel qu’il est, on en est saisi quand la Piscine s’ouvre à l’exposition de Picasso-Duncan. Picasso ? Non pas une exposition de plus, mais une vue de Picasso par un photographe, David Douglas Duncan, né à Kansas en 1916, et que j’ai eu ces jours-ci le privilège, à Roubaix, d’entendre et de voir commenter ses clichés. Entre les photographies de D. D. D. et les œuvres photographiées, présentes à l’exposition, un va-et-vient. Cent œuvres de l’artiste, retenues pour leurs présences, directes ou obliques, dans 157 clichés du photographe.
David Douglas Duncan n’est pas le premier photographe a avoir photographié l’artiste le plus photographié du monde. Mais il y a chez D. D. D. l’abondance – ainsi en 1957, en deux mois, il prend à La Californie, bâtisse fin de siècle des Hauts-de-Cannes, 8 400 clichés. En second lieu, une situation privilégiée. Duncan est entré dans la familiarité de Pablo et Jacqueline presque par hasard. Il ne parle pas le français. Picasso pas l’anglais. Leurs échanges verbaux se font en espagnol. Et en images. Mais surtout, dans la façon, faite pour plaire à Picasso, dont le photographe agit. Il enregistre le temps. Il sert au peintre de révélateur. Picasso jadis, disait à Brassaï après avoir (en 1943) loué ses photos « véridiques » : « Pourquoi croyez vous que je date tout ce que je fais ? C’est qu’il ne suffit pas de connaître les œuvres d’un artiste. Il faut savoir quand il les faisait, pourquoi, comment, dans quelles circonstances il les faisait. Sans doute existera-t-il un jour une science que l’on appellera peut-être la “science de l’homme”, qui cherchera à pénétrer plus avant à travers l’homme créateur. »
C’est dans cette « science » que Duncan s’est avancé dans ce « reportage ». Le photographe a été reporter à Life. Un reportage maintenant sans précédent ni pour lui, ni pour Picasso. Duncan avait été encouragé à aller voir Picasso par Robert Capa. Le grand photographe était mort quand Duncan raconte son entrée à La Californie. Dans un texte publié dans Picasso et Jacqueline (Skira-Flammarion, 1988) on lit : « Pablo Picasso était dans son bain, et Jacqueline lui frottait le dos, quand je le rencontrai pour la première fois. Notre amitié instantanée dura jusqu’à la fin de leurs vies : elle eut moins à voir avec l’art qu’avec l’amour et la mort. »
On pensera que l’amour, la mort et l’art chez Picasso c’était tout un. Et l’exposition de la Piscine, si elle insiste parfois sur le personnage de l’acteur, du clown, que saisit et retient la photo, c’est peut-être parce qu’elle répondait à cette réflexion de Starobinski dans Portrait de l’artiste en saltimbanque : « Le choix [pour un peintre] de l’image du clown n’est pas seulement l’élection d’un motif pictural ou poétique, mais une façon détournée et parodique de poser la question de l’art. »
Nez artificiel, chapeau melon. Ou, tout au contraire, sous un chapeau de picador, le masque tendu, les yeux scrutant l’Érèbe. D. D. D., suit Picasso parmi les objets, les reliefs quotidiens. Il ne jetait rien, on le sait, il assemblait, morcelait ou laissait dormir. Le créateur est présent dans ces vestiges.
Mais le photographe suit aussi la main de Picasso, du moins sa trace. Il relève les traces génératrices des formes de sa rêverie.
À l’exposition : sur une suite de clichés, l’acteur s’est fait danseur. D. D. D. a saisi Pablo et Jacqueline, Pablo seul, dansant devant Baigneurs à la Garoupe. Mais on peut voir aussi, en 26 photos, la suite des étapes qui conduisent au grand tableau (1957) de 196 x 261 cm. Le bleu marin, et pas seulement lui, rayonne et irradie la salle. Près du tableau deux portraits. Sur l’un, le regard est tout regard. Sur l’autre, le peintre est une silhouette noire coiffée d’un chapeau melon, visage dérobé. Ici et là, faisant le fond de la photographie, les Baigneurs à la Garoupe. À découvert, la magie de l’œuvre et son énigme.
Georges Raillard
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