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Pierre Herbart

Article publié dans le n°1104 (01 mai 2014) de Quinzaines

Les péripéties et les moments les plus savoureux, les plus dramatiques ou les plus heureux de sa vie, Pierre Herbart (1903-1974) en avait lui-même extrait et transmué l’élixir dans des récits elliptiques et maîtrisés, séduisants par leur spontanéité un peu cynique : "La Ligne de force" (1958) ou les "Histoires confidentielles" (1970) rééditées aujourd’hui. On y respire une douleur, le goût de la vie, et un jugement politique sans défaut. Et une foncière résistance à l’envie de tout dire. Typiquement : « De la Chine, je ne dirai pas un mot. J’entends garder cette poire pour la soif. »
Pierre Herbart
Histoires confidentielles (Grasset (Cahiers rouges))
Jean-Luc Moreau
Pierre Herbart. L'orgueil du dépouillement (Grasset)
Les péripéties et les moments les plus savoureux, les plus dramatiques ou les plus heureux de sa vie, Pierre Herbart (1903-1974) en avait lui-même extrait et transmué l’élixir dans des récits elliptiques et maîtrisés, séduisants par leur spontanéité un peu cynique : "La Ligne de force" (1958) ou les "Histoires confidentielles" (1970) rééditées aujourd’hui. On y respire une douleur, le goût de la vie, et un jugement politique sans défaut. Et une foncière résistance à l’envie de tout dire. Typiquement : « De la Chine, je ne dirai pas un mot. J’entends garder cette poire pour la soif. »

La biographie d’Herbart menée à bien par Jean-Luc Moreau affronte bravement cet obstacle, à l’aide de recoupements, de témoignages, de lettres des protagonistes, et d’entretiens avec ceux qui l’ont connu. Elle est précieuse (malgré de petites négligences de relecture: Bernard Frank obstinément déformé en Franck), et permet dans de nombreux cas, pas toujours, d’éclairer des zones d’ombre, des points contestés. Commençons par certains des faits biographiques les plus saillants, ou les plus troublants.

Son étrange intimité amicale et familiale avec André Gide, par exemple. « À seize ans [1919], j’aimais les filles. Comme j’étais beau, elles me le rendaient bien. Cela dura jusqu’au jour où je m’aperçus que leur plaisir ne ressemblait pas au mien. » Cette phrase énigmatique de son roman L’Âge d’or (1953) introduit sans l’approfondir à la dualité de la vie sentimentale d’Herbart. Et plus loin, rapportant un baiser donné à un jeune soldat dans un train : « Avec quelle joie retrouvai-je cette odeur de garçon, ces mains de garçon et la rudesse d’un plaisir pareil au mien. » « Rudesse » ? Parce qu’exempte de sentimentalisme ? Quand il s’explique sur ses amours garçonnières, il en loue l’innocence paradoxale, et la tendresse. Michel Tournier écrira : « Voilà le livre qu’on a vainement attendu de Gide. »

Après diverses aventures féminines, un service militaire au Maroc en 1923, puis un voyage au Sénégal et au Niger qui le rend définitivement hostile au colonialisme, il fait la connaissance de Jean Cocteau en 1924 : tous deux opiomanes (voir Opium de Cocteau), ils confrontent leurs expériences de désintoxication. Herbart ne rompra jamais avec la drogue. C’est dans la maison de Coco Chanel qu’il fait la connaissance de Gide, pour entrer dans une relation où la familiarité et l’amitié n’empêchent pas le regard critique : « N’étant pas un lecteur fervent de Gide (mais j’avais lu ce qu’il avait écrit), ce qui l’étonna, rien ne me défendait d’éprouver pour lui une sorte de répulsion... Ce visage immobile et gris, cette bouche sans lèvres ».

C’est par l’entremise de Gide que Gaston Gallimard recevra et publiera (en 1931) le roman d’Herbart Le Rôdeur. Gide croit reconnaître en ce beau jeune homme Lafcadio, l’auteur de « l’acte gratuit » de ses Caves du Vatican : « Je crois qu’il a une sorte de génie démoniaque ». Il lui fait rencontrer Élisabeth, la fille de son amie Maria van Rysselberghe, « la Petite Dame » : Élisabeth à qui en 1922 il avait contre toute attente fait un enfant, Catherine, parce qu’elle le désirait. Pierre et Élisabeth, qui a quatorze ans de plus que lui, se plaisent, tombent amoureux, se marient avec l’approbation d’un Gide avide d’expérimenter : « une relation aussi arrangeante a pu paraître à quelques-uns une relation arrangée », écrit Jean-Luc Moreau. Malgré les orages, ils ne divorceront qu’en 1968.

La proximité étroite, complexe d’Herbart et de Gide durera jusqu’à la mort de ce dernier, en 1951. Herbart écrivit À la recherche d’André Gide en 1952, qui se clôt énergiquement sur : « Il avait tout ce qu’il faut pour aboutir à la stérilité, au désespoir. Son aventure exceptionnelle fut de les conjurer en embrassant si étroitement le but qu’il s’était fixé : l’œuvre – qu’on ne peut plus l’en dissocier. » Pour le centenaire de la naissance de Gide, en 1969, il donna à La Quinzaine littéraire un témoignage vif et libre que Maurice Nadeau tenait pour « un petit chef-d’œuvre ».

En 1931, Herbart part en Indochine et en Chine comme cameraman et reporter en compagnie de la journaliste de gauche Andrée Viollis. Son œil de rôdeur lui permet de voir derrière le décor, dans les prisons et les fumeries d’opium. Il en rapporte des articles (dont un paru dans L’Humanité), et le souvenir d’une rencontre avec le futur Hô Chi Minh, alors photographe, recomposé dans La Ligne de force : « C’était un homme fluet, d’une quarantaine d’années, à la maigre barbiche, aux pommettes saillantes, et quelle flamme de claire intelligence dans ses yeux à peine bridés. Ce photographe, il me semble que j’ai son nom sur les lèvres, que je vais m’en souvenir, voyons, était-ce... » Il en rapporte aussi la décision de devenir communiste.

En novembre 1935, Herbart part en mission militante en Union soviétique, où il devient le responsable du département français de la revue Littérature internationale, richement payé et traité, fréquentant des personnages officiels corrompus, et pour un temps déclarant, dans ses lettres à sa femme, admirer le régime. Mais le moralisme ambiant, la condamnation de l’homosexualité, l’affaire Victor Serge qu’il connaît bien ? Il semble alors pratiquer pendant quelques mois une forme de double conscience. Il se prépare à vivre en URSS avec sa femme, et cependant tombe amoureux d’un étudiant de vingt ans. Peu à peu, il voit le cynisme, les privilèges exorbitants de l’élite, la misère, la condamnation par Staline de l’opéra de Chostakovitch Lady Macbeth de Mtsensk. Alors qu’il ignore encore l’arrestation des vieux bolcheviks Zinoviev et Kamenev, il rencontre Isaac Babel qui lui donne des conseils, dont celui-ci, judicieux : « Ne laissez pas d’otages derrière vous. »

En réalité, derrière Herbart et grâce à lui, c’est Gide que les autorités soviétiques veulent attirer, Gide qui a publiquement affirmé sa sympathie pour le communisme, et qui arrive à Moscou en juin 1936, alors que Gorki vient de mourir (assassiné sur l’ordre de Staline, pour l’empêcher de parler à Gide ?). Il est passionnant de confronter la reconstitution assez détaillée de ce séjour par Jean-Luc Moreau et les phrases de La Ligne de force, à la chronologie parfois incertaine ou arrangée pour l’effet dramatique, mais qui saisissent inoubliablement l’essentiel, avec parfois une désinvolture à la Céline. Ainsi, quand Boukharine, qui s’attend au pire, tente de rencontrer Gide occupé à revoir le texte de son oraison funèbre pour Gorki le lendemain : « - Camarade André Gide, je voudrais vous parler en particulier. Mais Gide ne l’entendait pas de cette oreille. Effrayé à l’idée de rester seul avec cet homme à barbiche, il me retint de toutes ses forces par la manche. - Non, non, Pierre n’est pas de trop. Parlez en toute confiance, camarade Bounine [sic : Bounine était un écrivain, émigré à Paris]. « Allons, bon !» me dis-je. Boukharine hésita une seconde. Un sourire d’indicible mépris se joua sur ses lèvres ».

Passionnants, les aller et retour entre les livres d’Herbart et sa biographie, qui va jusqu’à ses séjours en Espagne républicaine, à son rôle de passeur dans la France occupée, à ses responsabilités surprenantes dans la Résistance en Bretagne, à son activité de journaliste ensuite, à Combat, à Terre des hommes, hebdomadaire qu’il dirige, à son retour à la littérature, à son rôle dans l’édition de l’œuvre posthume de Roger Martin du Gard, à sa vie sans cesse guettée par la misère. Il ne s’agit pas ici, précise modestement le biographe, « d’un livre sur l’œuvre même d’Herbart ». Il décrit cependant avec finesse « le temps de latence, d’incubation, de macération, nécessaire pour que l’écriture, chez Herbart, surgisse à froid d’un seul jet ».

L’écrivain a su loger dans le désordre et l’incertitude de sa vie le travail obstiné d’écrire, pour aboutir à ses phrases apparemment faciles, légères, précises ; et jouer le cynisme pour préserver, je cite Jean-Luc Moreau, « la pureté originelle du sentiment comme du désir ».

Pierre Pachet

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