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Article publié dans le n°1015 (16 mai 2010) de Quinzaines

Avant même d’être présenté à Cannes, voilà donc Hors-la-loi, le film de Rachid Bouchareb, sous le feu des projecteurs. Un député garanti tricolore grand teint et un secrétaire d’État aux anciens ils-ont-des-droits-sur-nous-combattants viennent de partir en guerre, drapeau national en bandoulière, contre cette œuvre « qui insulte la République » – peut-être auraient-ils pu attendre de voir le film ? Il paraîtrait même que des pressions auraient été exercées sur les responsables du Festival de Cannes pour que Hors-la-loi ne soit pas sélectionné… Ceux-ci, cumulant mauvais esprit et duplicité, ont pris en compte la part algérienne de cette production, par ailleurs fruit d’un complot cosmopolite (franco-algéro-tuniso-italo-belge) pour attribuer au film la nationalité de nos (ex-)ennemis. Au moins, la République n’est-elle plus insultée par ses propres enfants ; l’honneur est sauf.
Avant même d’être présenté à Cannes, voilà donc Hors-la-loi, le film de Rachid Bouchareb, sous le feu des projecteurs. Un député garanti tricolore grand teint et un secrétaire d’État aux anciens ils-ont-des-droits-sur-nous-combattants viennent de partir en guerre, drapeau national en bandoulière, contre cette œuvre « qui insulte la République » – peut-être auraient-ils pu attendre de voir le film ? Il paraîtrait même que des pressions auraient été exercées sur les responsables du Festival de Cannes pour que Hors-la-loi ne soit pas sélectionné… Ceux-ci, cumulant mauvais esprit et duplicité, ont pris en compte la part algérienne de cette production, par ailleurs fruit d’un complot cosmopolite (franco-algéro-tuniso-italo-belge) pour attribuer au film la nationalité de nos (ex-)ennemis. Au moins, la République n’est-elle plus insultée par ses propres enfants ; l’honneur est sauf.

Nous reviendrons sur le film de Rachid Bouchareb lorsqu’il aura atteint les écrans – s’il est loin d’être parfait, il est intéressant, et même plus, par le regard qu’il jette sur la période : l’auteur avait un an au départ de l’insurrection, on ne peut exiger de lui une recréation historique sans failles. Mais les massacres de Sétif, le combat interne entre militants du FLN et partisans de Messali Hadj, les porteurs de valise, sont des éléments souvent absents des quelques films de fiction consacrés à la guerre d’Algérie ; les avoir évoqués représente déjà une avancée. Qu’il y ait des détails moins pertinents ou parfois une réécriture romanesque dans le cadre des « événements » fait partie de la règle du jeu.

Olivier Assayas, face à son « héros », ne fait pas autrement : « La vie de Carlos comprenant de nombreuses zones d’ombre sujettes à controverse, ce film est avant tout une fiction retraçant deux décennies du parcours de l’un des plus célèbres terroristes internationaux. Ses relations avec les différents acteurs de cette histoire ont été romancés » prévient-il dès l’abord. Louable précaution, que n’ont pas pris Robert Guédiguian ou Jean-François Richet pour traiter de Manouchian ou de Mesrine, pour nous en tenir aux plus récents exemples « politiques » – et pour ne rien dire des biographes de Piaf, Chanel, Coluche, Sagan ou Gainsbourg, qui ont chacun retaillé leur sujet à leur mesure. La mise en fiction impose une réécriture, ne serait-ce que pour donner un sens à l’habituel tas de misérables petits secrets. Qu’Assayas et Dan Franck, son coscénariste, aient bâti un personnage qui ne soit peut-être pas le vrai Carlos, personne ne peut en juger, sinon Ilich Ramirez Sanchez lui-même (1). En tout cas, il est éclatant de véracité, bien plus que ne l’ont été sur les écrans les quelques figures citées plus haut. Et sur le chapitre de la crédibilité, on ne trouve guère d’exemples aussi réussis depuis le Che revisité en 2008 par Steven Soderbergh dans son film en deux époques.

Benicio del Toro avait réincarné Guevara de façon étonnante, la star s’effaçant derrière le personnage. Pour esquiver le piège toujours tendu du « grand acteur » dans un rôle de composition, Assayas a choisi le quasi inconnu Edgar Ramirez. Nous l’avions remarqué dans Cyrano Fernandez, version vénézuélienne décalée de la pièce de Rostand, dans laquelle il était déjà détonant (et détonnant) en truand de bidonville (2). Il est ici époustouflant, ne quittant guère l’écran au long des 333 minutes de projection, reproduisant toutes les transformations de Carlos, et son vieillissement, de la machine guerrière implacable, exécutant sans états d’âme les obstacles à la cause, au terroriste à la retraite avachi, tirant sa bedaine sous les palmiers de Khartoum et pleurnichant sous la douleur d’un testicule encombré. Assayas et Franck pouvaient redouter l’identification due à la proximité : difficile de suivre un personnage cinq heures et demie durant sans que le spectateur (et les auteurs) ne finisse par y trouver un certain charme, aussi vénéneux soit-il – on est toujours plus proche de Dillinger ou d’Hannibal Lecter que de leurs victimes. Le danger est évité : jamais la moindre sympathie ne vient entraver le spectacle du déroulement des faits. Impossible d’appliquer au héros la phrase jadis offerte par les publicitaires d’Hollywood à Stroheim : « L’homme que vous aimeriez haïr. » Carlos est un monstre froid que l’on regarde s’agiter sous le microscope, sans qu’aucun jugement moral intervienne.

Il est, dès l’origine, présenté comme un soldat dont le credo se réduit à une phrase : « Je me bats pour la libération des peuples opprimés, pour le socialisme », qu’il répétera de 1973 à 1992, quel que soit le contexte international, du Chili d’Allende à la disparition des démocraties populaires, du Front populaire de Libération de la Palestine de Georges Habache au Congrès mondial islamique d’Hassan al-Tourabi. Seule évolution en vingt ans : entre sa sortie de l’Institut d’économie de Moscou et sa planque soudanaise, il passe de « je n’ai qu’une religion, le marxisme », à « ma seule religion, c’est l’Islam », même si tous les régimes islamistes, Iran, Yémen, Lybie l’ont désor­mais interdit de séjour. La figure du banni est souvent marquante et l’itinéraire du militant peut atteindre une grandeur dans la perte : la solitude ultime du Che était magnifiquement montrée dans la seconde partie du film de Soderbergh. Ici, l’ennemi public, vedette spectaculaire, au même titre qu’Andreas Baader, des années 70 (3), « l’homme d’audace et de courage», tel que défini (il fallait l’oser) par Jacques Vergès lors du procès de Magdalena Kopp, est devenu un trafiquant d’armes, mercenaire sur la touche, tricard du nouveau terrorisme des années 90. Comme le lui souffle dans leurs derniers temps « Steve » (Johannes Weinrich), ancien des Cellules révolutionnaires allemandes qui resta jusqu’au bout son acolyte : « Tu es une curiosité historique. La guerre est finie. On l’a perdue. » Mais aucune beauté romantique d’ange perdu là-dedans, simplement la déchéance d’un has been indésirable.

Peu de discours théorique dans le film. Assayas nous montre un Carlos assez bas du front, dont le talent réside avant tout dans le sens de l’organisation et une audace impitoyable dans l’exécution des coups les plus audacieux (Vergès avait au moins raison sur ce point). On les retrouve tous : l’attentat d’Orly (on pouvait en 1975 monter sur la terrasse de l’aéroport avec un lance-roquettes…), la grenade au drugstore Saint-Germain, et, évidemment, la prise d’otages des ministres de l’OPEP à Vienne, aux objectifs politiquement stupides ; Assayas la reconstitue impeccablement, en 55 minutes chrono, superbe morceau qui n’a rien à envier à ses équivalents étatsuniens. La folie meurtrière des associés de Carlos (l’Allemande « Nada », qui fut ensuite acquittée, comme le révèle le générique final ou Annis Nacache) s’y exerce à plein, hors de toute fascination : il s’agit d’une opération militaire, sans bons ni méchants. Un travail.

Se privant de toute approche psychologique, écartant les discussions théoriciennes, Assayas risquait gros : ne produire qu’un film d’action qui finirait par se réduire à une accumulation interminable de violences. Mais le cinéaste est un connaisseur de Debord et a lu Le Jeu de la guerre. En définitive, Carlos est un film sur les enjeux stratégiques de la dernière partie du siècle. La mise en place des réseaux armés, entre Moyen-Orient et pays de l’Est, le dévoiement de certains groupes révolutionnaires occidentaux, les alliances subtiles dans des coups à triple bande, les quadruples jeux des services spéciaux, tout est reconstruit avec une précision et une volonté didactique remarquables : malgré les dizaines de lieux de tournage différents, la clarté du propos est constante et le fil narratif jamais emmêlé. En tendant l’oreille, on saisit des noms, Abou Nidal ou François Genoud, qui auraient pu ouvrir sur d’autres perspectives ; c’est dire la richesse du background. On n’aurait pas imaginé l’adaptateur des Destinées sentimentales aussi efficace et inspiré, capable de fixer avec autant de netteté le chant du cygne d’une époque.

1. On sait que, depuis sa cellule de Clairvaux, Carlos a exigé un droit de regard sur le film, craignant que celui-ci ne « nuise à son image ».
2. Malgré des prix aux festivals de Mannheim et d’Amiens en 2008, le film d’Alberto Arvelo n’est jamais sorti en France.
3. Gageons que Libération n’oserait plus aujourd’hui refaire une manchette comme celle du 29 juin 1975, après le massacre de la rue Toullier : « Carlos-DST : 3-0 ».

Lucien Logette

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