Sartre dans son siècle

Article publié dans le n°1016 (01 juin 2010) de Quinzaines

    La période présente n’est pas favorable à Sartre à qui l’on impute nombre d’errements politiques, et notamment son compagnonnage avec le Parti communiste. Récemment encore, on s’est fait un malin plaisir d’opposer à la lucidité camusienne les cécités sartriennes. En vérité, Sartre a été discuté, souvent contesté, parfois insulté. À la Libération, les communistes l’abreuvèrent d’injures, Céline et Claudel ne furent pas en reste. On parla d’« excrémentialisme », des termes orduriers furent lancés.
Jean-Paul Sartre
Les Mots et autres récits autobiographiques
    La période présente n’est pas favorable à Sartre à qui l’on impute nombre d’errements politiques, et notamment son compagnonnage avec le Parti communiste. Récemment encore, on s’est fait un malin plaisir d’opposer à la lucidité camusienne les cécités sartriennes. En vérité, Sartre a été discuté, souvent contesté, parfois insulté. À la Libération, les communistes l’abreuvèrent d’injures, Céline et Claudel ne furent pas en reste. On parla d’« excrémentialisme », des termes orduriers furent lancés.

Mais des hommes, comme Sartre, qui ont exercé un tel magistère sur la philosophie et la littérature, doivent-ils être jugés sur les réactions d’une intelligentsia ralliée au libéralisme et d’une presse qui n’a de libre que le nom. Mais, actualité oblige, après avoir célébré Camus, on consacre à Sartre quelques numéros spéciaux, à l’occasion de la parution en Pléiade des Écrits autobiographique.

Outre Les Mots, ce volume imposant donne à lire les Carnets de la drôle de guerre, augmentés de textes annexes, La Reine Albermarle, des lettres à Olga et Simone Jollivet, Jean sans terre et les portraits, de Paul Nizan et de Maurice Merleau-Ponty. La première question que se pose le lecteur est de savoir ce que ces textes rassemblés ajoutent à notre connaissance de la vie de Sartre. Qu’apporte-t-elle que nous ne savions pas ? Renouvelle-t-elle l’image que nous avions de sa vie à travers les écrits de Simone de Beauvoir, les interviews, les entretiens, les confidences, les biographies, les correspondances, notamment les lettres échangées entre les membres de la famille sartrienne et enfin les témoignages des contemporains ou des anciens amis (les Mémoires de Raymond Aron par exemple). C’est à l’aune des réponses qu’apportent les éditeurs à ces questions qu’on jugera de l’intérêt de l’entreprise.

Le moment où l’on songe à rédiger ses mémoires, ses confessions et ses souvenirs est généralement conçu comme une période où l’on se soucie de se justifier devant ses contemporains, de tendre à la postérité le miroir, plus ou moins poli, de son parcours, où on fait amende honorable, où l’on cherche à se réconcilier avec soi et son époque. C’est une tradition et c’est un genre qui pousse de fortes racines dans le passé. Un grand écrivain ne saurait quitter ce monde sans lui faire don d’un récit de vie, de mémoires, de confessions, en un mot d’une autobiographie. Augustin fut le premier, suivi par Montaigne, Rousseau, Chateaubriand et André Gide, pour ne citer que ceux-là. Il importe peu, en dernière analyse, que l’âge classique ait jugé le moi « haïssable », que Pascal ait prononcé contre Montaigne coupable d’avoir en se peignant conçu un « sot projet », à l’âge romantique, Hugo à l’âge romantique : « Insensé, qui crois que je ne suis pas toi ». Et voilà que Nietzsche qui, dans un tout autre genre, enfonce le clou : « J’ai appris à discerner ce que toute grande philosophie a été jusqu’à ce jour : la confession de son auteur » (Par-delà le Bien et le Mal).

C’est assez dire que l’entreprise de Sartre s’inscrit dans une tradition à laquelle il ne semble pas déroger. Mais cela ne signifie pas qu’il faille être insensible à la singularité de l’entreprise sartrienne. C’est lui-même qui l’indique : « Les Mots n’est pas plus vrai que La Nausée ou Les Chemins de la liberté. Non pas que les faits que j’y rapporte ne soient pas vrais, mais Les Mots est une espèce de roman, un roman auquel je crois, mais qui reste malgré tout un roman » (Situations X). On peut toutefois se demander si l’on n’a pas là affaire à un mot d’auteur, si Sartre n’est pas pour une fois mal inspiré, mais rien n’interdit de prendre cette formule au sérieux. D’abord, parce que contrairement à Rousseau, Sartre a pour projet ni de se confesser, ni de restituer les faits, les traits des gens, les caractères tels qu’ils étaient à l’époque de son enfance et de son adolescence. Il n’a pas davantage pour dessein de se peindre, comme Rousseau, « tel qu’il fut ». Le monde du jeune Sartre est reconstitué et non restitué. Et ce qu’il faut retenir, selon nous, dans cette autobiographie est qu’elle est l’aventure d’une liberté. On peut lire ainsi tous les ouvrages de Sartre aussi bien philosophiques, politiques que littéraires. En pratiquant une écriture de la liberté, en choisissant de montrer des personnages en situation, qui se font être au lieu d’être, des projets et non des essences cristallisées, des protagonistes qui même dans leur « mauvaise foi », dans leur qualité de « salauds », dans leurs tentatives d’échapper à l’angoisse existentielle, Sartre fournit une assise ontologique à la littérature. Que Les Mots soient divisés en deux parties intitulées « Lire » et « Écrire » n’a rien qui relève du hasard. La lecture et l’écriture sont des manières d’assomption, d’appropriation de l’existence, différentes de la saisie par concepts, des modes internes de compréhension d’une liberté en situation. Il en est ainsi du Sartre critique littéraire : comprendre Mauriac, Camus, Flaubert, Genet, ce n’est pas seulement saisir le sens de leurs textes, en goûter la saveur littéraire et poétique, c’est aussi et surtout approcher des significations existentielles fondamentales et des choix fondateurs. La littérature est, au sens suprême, dévoilement et donation de sens.

Sartre est-il un philosophe qui écrit des romans, des pièces de théâtre et des articles de critique littéraire ? Ou bien est-il tout à la fois un romancier, un critique, un philosophe et chacune de ces activités ayant une autonomie relative dans sa production ? demande-t-on souvent. À nos yeux, la question n’a pas grand sens. La diversité des modes d’expression des existentialistes n’est pas arbitraire, elle a un sens et une pertinence. La conception que Sartre a de l’existence humaine lui apparaît sous une forme dramatique, voire tragique, et c’est cette conception qu’illustrent à merveille les personnages de ses romans et de ses drames. Mais cette conception n’est dramatique ou tragique que parce qu’il s’agit d’une liberté en acte. Dans ses œuvres littéraires, Sartre montre partout des libertés en situation. Toute La Nausée est traversée par l’idée de contingence. C’est un thème que Sartre emprunte à Heidegger pour qui l’homme est un existant sans raison. C’est là sa facticité, c’est-à-dire : « le fait que les choses sont là simplement comme elles sont, sans nécessité, ni possibilité d’être autrement et que je suis là parmi elles » (L’Être et le Néant, pp. 633-634). Il existe, surgissant à l’existence par personne, pour rien. Il se retrouve existant dans un monde qui est une scène absurde alors qu’il n’a rien demandé. L’homme est un être de trop, jeté dans le monde, dans une sorte de déréliction irréparable. Cette conscience de l’absurdité, de la facticité, de la contingence de l’existence emporte tous les obstacles. Cette conscience est, en ce sens, pure liberté. Et de fait dans ses romans et dans son théâtre, Sartre imagine des personnages qui sont de pures libertés dans des situations. Les Mouches est l’exemple même d’une liberté en situation. C’est par son acte, l’assassinat d’Égisthe, qu’Oreste, assumant la pleine responsabilité de son acte, accède à sa liberté : « Je suis libre, Électre, dira-t-il s’adressant à sa sœur, la liberté a fondu sur moi comme la foudre... il n’y a plus rien eu au ciel, ni Bien, ni Mal, ni personne pour me donner des ordres. » Il en est de même de Mathieu, dans Les Chemins de la liberté, en accomplissant son acte, engagera sa liberté et donnera du sens à un moment de sa vie : « Il avait appuyé sur la gachette et, pour une fois, quelque chose était arrivé. Quelque chose de définitif, pensa-t-il en riant de plus belle. Son mort, son œuvre, la trace de son passage sur la terre. » Mathieu, c’est si l’on veut, le Sartre d’avant guerre, un brave bourgeois, un professeur sans histoire, qui voulait vivre planqué et vénérait la littérature comme Bossuet adorait Dieu.

Nous venons de prononcer quelques mots, conscience, liberté, contingence, néant, facticité qui appartiennent au vocabulaire de ce mouvement qui a défrayé la chronique de la France d’après la Libération. L’homme est un être dont l’être consiste à ne pas être, un sujet qui ne se réalise que comme être-au-monde, « une liberté qui ne peut être conçue que comme engagée, un surgissement du pour-soi qui est immédiatement donné pour autrui ». (Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté). Si l’homme existe, il ne saurait se réduire à ses positions dans le monde, à son statut social ou juridique, à son sexe même. L’individu peut toujours dépasser, transfigurer ces appartenances, les lester d’un certain nombre de significations. C’est pourquoi Sartre a pu écrire : « Il ne s’agit pas de choisir son époque, mais de se choisir en elle » (Qu’est-ce que la littérature ?). Il ne dépend pas de moi de naître manant ou noble, roturier ou seigneur, mais il dépend de moi d’assumer librement ma condition, de la vivre sur le mode de la résignation, de la révolte ou du désespoir.

Si, comme on le répète souvent, l’existentialisme s’est donné pour une philosophie de la liberté, certains et notamment les marxistes n’ont pas manqué de marquer une opposition résolue à une philosophie qui menaçait, à la Libération, du fait de la rapide diffusion de ses thèmes par le roman, le théâtre, l’essai, de leur faire une rude concurrence. En réalité, comme le raconte Simone de Beauvoir, dans La Force de l’âge, Sartre travaillait à cette époque-là à dépasser l’idéalisme et tentait de se persuader que son anarchisme bon teint d’avant guerre devait céder le pas à une forme d’engagement, puisque, de toute évidence, chacun de nous est « dans le coup ». « La guerre, dira-t-il, m’a découvert mon historicité » (Carnets de la drôle de guerre, p. 263). En réalité, Sartre ne pouvait admettre la vision du monde et les thèses du marxisme vulgaire que répandaient à cette époque-là les idéologues du Parti, Henri Lefebvre, Roger Garaudy et Jean Kanapa. Il s’en est expliqué dans Matérialisme et Révolution. On ne saurait rendre compte de la conscience comme si elle était une chose, un objet. Cela impliquerait la réduction de la pensée à un reflet, dans la mesure où le primat est ontologiquement accordé à la matière. Le matérialisme, professé alors, ne parvenant pas à expliquer comment l’esprit se rend indépendant du monde, parvient à penser le réel, ce qu’il ne pourrait certainement pas faire s’il était lui-même une chose.

Mais en réalité, de telles divergences n’empêchent pas Sartre de se rapprocher politiquement des communistes. Cette attitude est d’autant plus remarquable dans l’immédiat après-guerre que les communistes français répandent des calomnies sur Paul Nizan, qui fut l’un des plus proches amis de Sartre, victime, pendant la guerre, d’une balle perdue. Il commit le crime de lèse-majesté : il démissionna du parti à la signature du Pacte germano-soviétique : « Il était du Parti depuis douze ans quand, en septembre 1939, il fit savoir qu’il le quittait. C’était la faute inexpiable (…) l’anéantissement du camarade Nizan fut décidé… On persuada les témoins de sa vie qu’ils ne l’avaient pas connu pour de vrai : c’était un traître, un vendu ; il émargeait au ministère de l’Intérieur. » Maurice Thorez, Louis Aragon et Henri Lefebvre (qui sera lui-même exclu en 1958 sous l’accusation de « chef de file du révisionnisme international ») se feront les porte-voix de ces accusations abjectes. Pourtant, Sartre travailla à se rapprocher des communistes bien qu’il ait écrit : « la doctrine marxiste sèche sur pied : faute de controverses intérieures, elle s’est dégradée en un déterminisme stupide ». Au fond, Jean-Paul Sartre était guidé par l’idée que sa doctrine pouvait fonder le marxisme, et, qu’en retour, la force que constituait alors le PC comblerait le déficit en pratique et en réalisme de l’existentialisme sartrien. De fait dans Les Temps Modernes, on manifeste une singulière sympathie pour l’URSS tandis qu’on y condamne les USA : « Nous devons prendre garde que rien, dans notre action, ne contribue à freiner le mouvement prolétarien, s’il renaît à travers le monde. » D’ailleurs, lorsque David Rousset protesta contre les camps de concentration, Les Temps Modernes se détournèrent de lui parce qu’aux yeux de Sartre et de Merleau-Ponty « toute politique qui se définit contre la Russie et localise sur elle la critique est une absolution donnée au monde capitaliste ».

Merleau-Ponty bénéficiait d’un capital de sympathie qui ne devait s’éteindre que lors de la parution des Aventures de la dialectique. Merleau-Ponty recommandait de « faire la politique du PC », de soutenir le mouvement prolétarien s’il renaît à travers le monde » par des actions concrètes. Dans Humanisme et Terreur (1947), il justifiait d’une certaine manière les procès de Moscou. « Ceux qui les condamnent ne se placent pas au vrai point de vue. Il ne faut pas rechercher si le communisme rejette les règles de la pensée libérale, il est trop évident qu’il ne le fait pas, mais si la violence qu’il exerce est révolutionnaire et capable de créer entre les hommes des rapports humains. » On pouvait donc avoir recours à des moyens qui scandalisent la pensée libérale dans la préparation de lendemains radieux. Merleau-Ponty avait, à l’égard du communisme, « une attitude pratique de compréhension sans adhésion, et de libre examen sans dénigrement » (Humanisme et Terreur). La direction des Temps Modernes a pris à l’égard du capitalisme des positions fort peu différentes de celles du PC. « Nous avons les mêmes valeurs qu’un communiste, nous pouvons penser qu’il les compromet en les incarnant dans le communisme d’aujourd’hui. Encore est-il qu’elles sont nôtres et qu’au contraire nous n’avons rien de commun avec bon nombre d’adversaires des communistes » (Merleau-Ponty, Signes). Dans ces conditions toute politique qui se définit contre la Russie et localise sur elle la critique est une absolution donnée au monde capitaliste » (Les Temps Modernes). Mais notre intellectuel ne voyait pas ce qui était pourtant accessible à de moins brillantes intelligences, que, depuis fort longtemps, le régime soviétique n’était plus révolutionnaire, qu’il donnait sans discontinuer des preuves et des signes de son caractère rétrograde. Merleau-Ponty en prit acte dans Sens et non-sens : « N’ayant abouti qu’en un seul pays, la politique marxiste a perdu confiance en sa propre audace, elle a délaissé ses propres moyens prolétariens et repris ceux de l’histoire classique : hiérarchie, obéissance, mythes, inégalité, diplomatie, police. »

Ces positions sont contemporaines de la guerre de Corée. À ce moment-là Sartre se rapprocha du PC. « Pour Merleau-Ponty, comme pour beaucoup d’autres, 1950 fut l’année cruciale… Ou bien l’URSS n’était pas la patrie du socialisme : alors celui-ci n’existait nulle part, et sans doute, n’était pas viable ou bien le socialisme c’était cela, ce monstre abominable, ce régime policier, cette puissance de proie… cela ne voulait pas dire bien sûr qu’il prenait parti pour l’autre monstre, pour l’impérialiste capitaliste. « Mais quoi, se disait-il, l’un et l’autre se valent. » Telle fut la métamorphose (Merleau-Ponty vivant, pp. 1 084-85). Sartre devint compa­gnon de route. La manifestation organisée contre Ridgway, l’arrestation de Duclos, le vol de ses carnets, la farce des pigeons voyageurs poussèrent Sartre dans les bras des communistes. « Ma vision fut transformée : un anticommuniste est un chien, je ne sors pas de là, je n’en sortirai plus jamais. » Ces événements furent le chemin de Damas de Sartre alors que Merleau-Ponty attendait de lui autre chose. Jusqu’en 1956, date de la révolution hongroise, où le prolétariat hongrois s’est dressé contre la direction du parti communiste, Sartre sera très proche d’un parti communiste qui l’avait pendant longtemps traité de « rat, hyène, vipère, putois » et traîné dans la boue faisant ainsi chorus avec la presse bourgeoise.

Le différend était profond et portait aussi sur les rapports du parti et de la classe ouvrière, sur la manière de refaire l’unité de la gauche. Sartre pensait que le parti était l’expression de la classe ouvrière, organique quasiment, et qu’on ne pouvait ressouder les forces de gauche en tenant le parti communiste à l’écart. Une alliance avec les communistes était de toute première nécessité. Les thèmes qui alimenteront sa polémique avec Claude Lefort, alors militant de Socialisme et barbarie et un proche de Merleau-Ponty et les lettres échangées en juillet 1953, publiées dans le Magazine littéraire en avril 1994, apportent un éclairage sur les relations Sartre-Merleau-Ponty, il est dommage que les éditeurs de cette « Pléiade » ne les aient pas exploités (rien ne l’indique en tout cas). Sartre y note à l’adresse de son ami : « Ce qui me gêne chez toi, c’est que je ne t’ai vu intervenir ni pour les Rosenberg ni pour Henri Martin ni, au fond, contre les arrestations de communistes (ta présence au Comité de Défense des Libertés est vraiment trop songeuse pour qu’on la pense efficace) ni contre ceux qui veulent l’internationalisation de la guerre d’Indochine (je parle de ton attitude présente car avant ta mutation brusque de 1950 tu avais assez passionnément condamné cette guerre). » Et Sartre précise : « Celui-là seul qui a satisfait à ces exigences peut à mon avis me critiquer dans Les Temps Modernes, c’est-à-dire engager un dialogue politique. »

Les éditeurs de « La Pléiade » ne reprennent pas certains des textes qui éclairent le parcours existentiel de Sartre : « Dans la mesure où nous publions des écrits autobiographiques, nous ne donnons rien de l’autobiographie parlée (…) d’une manière générale, dialogues et interviews ne relèvent pas exactement de l’autobiographie, mais plutôt d’un “genre intermédiaire” que l’on pourrait appeler biographie dialoguée… et ne sont pas surtout pas écrits par Sartre ». À ce compte-là, pourquoi renvoyer aux travaux de Simone de Beauvoir puisque, ce n’est pas Sartre qui lui tenait la plume. Cette dernière raison est sujette à caution, qu’on nous permette de la contester au motif que Sartre a revu ou ratifié les textes de ses entretiens. Je songe notamment à l’entretien qu’il accorda, le 17 juin 1973, à Francis Jeanson, à ceux réalisés par Michel Sicard, entre 1975 et 1979, publiés dans ses Essais sur Sartre (Galilée). On ne comprend pas davantage pourquoi la Réponse à Albert Camus et l’article nécrologique sur Camus ne figurent pas dans le volume, car enfin l’amitié et la rupture avec Camus ont été des moments importants dans la vie de Sartre. Et c’est à juste titre que Simone de Beauvoir les a intégrés dans ses Mémoires. Maurice Nadeau s’était étonné dans le précédent numéro de La Quinzaine littéraire que les éditeurs aient ignoré les entretiens de Sartre avec Benny Lévy publiés initialement par Le Nouvel Observateur, et repris en un volume chez Verdier.

Un psychanalyste dirait qu’il ne s’agit pas là d’actes manqués ou plutôt en tant qu’actes manqués ils sont couronnés d’un certain succès. Ils sont le signe d’un certain malaise chez les éditeurs et relèvent, pensons-nous, d’une vision de l’œuvre de Sartre qui leur est particulière. Ils sont aussi révélateurs d’un embarras. Les entretiens avec Benny Lévy appartiennent-ils à l’œuvre de Sartre ? Raymond Aron, dans ses Mémoires, l’exclut formellement. « Ce qui rend pénible et parfois insupportable la lecture de ces entretiens, c’est la pression qu’exerce Benny Lévy consciemment ou inconsciemment sur un vieillard dont la force de résistance a décliné plus encore que la force intellectuelle » (Mémoires, p. 1 004). Aron n’est pas le seul à le penser, on a même parlé à ce sujet de « détournement de vieillard ». Si, a contrario, Sartre a assumé les propos qu’il a tenus, quelle place leur accorder dans l’œuvre ? Comment articuler ces thèses qui vont à l’encontre de ce qu’il a toujours pensé sur l’angoisse, la solitude de la production littéraire ou du travail intellectuel notamment ?

Ces textes et les problèmes qu’ils soulèvent auraient dû trouver place dans ce volume. Lequel, à vrai dire, n’ajoute que de menus détails à notre connaissance de l’homme et de l’œuvre.

Omar Merzoug