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Le sens d'un centenaire

Article publié dans le n°1037 (01 mai 2011) de Quinzaines

Le sens d’un centenaire Le 21 mai 2011, Maurice Nadeau aura cent ans. On a souhaité à notre manière fêter l’événement en demandant à nos contributeurs de dire ce que Nadeau représentait pour eux, comment il est intervenu dans leur vie et comment il a modifié leur vision de la lecture et de la littérature. Nous avons voulu que cet hommage soit le plus pluriel possible. Chacun des quinze collaborateurs de ce cahier spécial a raconté son approche de Nadeau, existentielle et intellectuelle tout à la fois. Sociologues, poètes, écrivains français et étrangers, professeurs émérites et amis, tous ont exprimé librement leur sentiment. Il fallait rappeler le sens des combats de Maurice Nadeau et ses efforts incessants pour préserver l’indépendance, la qualité, la rigueur et la probité des Lettres Nouvelles et de La Quinzaine littéraire, qui ont pu parfois être menacées. Rien de plus beau dans la vie, comme le disait Stendhal, que de faire de sa passion son métier. Contre vents et marées, Maurice, tu l’as fait, et si des circonstances heureuses y ont contribué, tant mieux. Omar Merzoug
Le sens d’un centenaire Le 21 mai 2011, Maurice Nadeau aura cent ans. On a souhaité à notre manière fêter l’événement en demandant à nos contributeurs de dire ce que Nadeau représentait pour eux, comment il est intervenu dans leur vie et comment il a modifié leur vision de la lecture et de la littérature. Nous avons voulu que cet hommage soit le plus pluriel possible. Chacun des quinze collaborateurs de ce cahier spécial a raconté son approche de Nadeau, existentielle et intellectuelle tout à la fois. Sociologues, poètes, écrivains français et étrangers, professeurs émérites et amis, tous ont exprimé librement leur sentiment. Il fallait rappeler le sens des combats de Maurice Nadeau et ses efforts incessants pour préserver l’indépendance, la qualité, la rigueur et la probité des Lettres Nouvelles et de La Quinzaine littéraire, qui ont pu parfois être menacées. Rien de plus beau dans la vie, comme le disait Stendhal, que de faire de sa passion son métier. Contre vents et marées, Maurice, tu l’as fait, et si des circonstances heureuses y ont contribué, tant mieux. Omar Merzoug

Le 5 septembre 1953 Beckett écrit à Maurice Nadeau, en le remerciant avec émotion pour son article qui, dit-il, lui a donné – à un moment où « mon travail ne valait plus rien » – le désir « d’essayer encore », ce qui montre « la mesure de ce que vous me donnez ». C’est un témoignage extraordinaire – mais pas unique – que tant d’auteurs, aussi grands et moins grands que Beckett, lui doivent pour la façon dont il a éclairé leur écriture et leur chemin.

Peut-on écrire sur Maurice Nadeau ? C’est lui qui écrit sur nous, en nous donnant la place qui nous revient, et en nous expliquant à nous-mêmes. Aujourd’hui, il n’y a peut-être aucune personnalité, dans aucun pays et dans aucun contexte culturel, à qui la littérature doive autant qu’à l’œuvre de Maurice Nadeau, inflexible et fraternel Virgile qui depuis tant d’années – une époque entière, qui a radicalement changé le monde – nous accompagne à travers les enfers, les purgatoires et les paradis de l’écriture universelle.

Généreux et inexorablement équitable, Nadeau donne à chacun son dû ; sa fraternité n’est jamais complice, sa sévérité jamais agressive, sa vision du monde n’est jamais idéologique, le choix précis de son camp n’est jamais partial et ne l’empêche jamais d’aimer poétiquement même ce qu’il refuse moralement ou politiquement, ni de découvrir les limites même graves, d’une œuvre ou d’un auteur pour lesquels il éprouve de la sympathie. Personne, peut-être, ne nous a appris comme lui à évaluer, aimer, refuser et surtout à intégrer dans notre vie cette autre vie, à la fois plus vraie et plus fausse, qui s’appelle littérature.

La toute récente anthologie de ses essais, qui reprend son parcours depuis 1945, s’intitule Serviteur ! Le grand critique se met donc « au service » des écrivains, de leurs livres et de leurs lecteurs, sans céder à la tentation, si fréquente, de « faire » le poète ou le romancier. Mais il en est de ce « serviteur » ce qu’il en est du serviteur de Diderot et de Hegel, qui, par son travail, finit par mordre sur le réel plus intensément que son maître. Nadeau ne supplante évidemment pas le maître, c’est-à-dire l’auteur ; il ne prend pas sa place mais il prend une place paritaire à côté de lui, dans un dialogue qui enrichit l’un et l’autre et plus encore les lecteurs. Si George Steiner compare l’auteur qui invente et crée à Jacob luttant avec l’ange – c’est-à-dire avec le mystère et la violence de la création qui l’implique – un interprète comme Nadeau mérite encore plus que cette comparaison, parce que c’est lui qui se mesure avec le processus créateur de ses auteurs, en entrant dans leur histoire et dans leur chair, dans leur grandeur et leurs misères ; en les saisissant – comme le fait Jacob avec l’ange – pour les livrer à notre compréhension et notre cœur.

Maurice Nadeau aime se définir – en particulier dans les interviews – par des négations, en disant qu’il n’est ni historien ni psychologue ni spécialiste de quoi que ce soit. Il a raison et il a tort, parce qu’il est tout cela, mais bien plus encore. C’est un écrivain à part entière, comme ceux dont il s’occupe : un écrivain qui n’écrit pas de romans ou de pièces de théâtre, mais des essais, c’est-à-dire ce genre d’œuvres créatrices – dont Platon serait le fondateur – qui décrit la vie en la confrontant avec d’autres représentations de la vie. Le sceau de sa critique est une symbiose de magnanimité et de sévère objectivité ; sa plume saisit et fait magistralement revivre les émotions d’un texte – celles dont naît un texte et celles qu’il éveille chez les lecteurs – et explore tout aussi magistralement leur rapport avec l’itinéraire existentiel de l’auteur, la culture et l’histoire de son époque. Nadeau est à la fois témoin et protagoniste de ces décennies confuses, vitales et contradictoires, d’histoire et de littérature françaises et européennes, par sa participation, dans des revues, au mouvement culturel trotskiste qu’il a fondé, dirigé et animé ; par son activité éditoriale qui a promu les auteurs qu’il a fait connaître, et par sa constante défense de la liberté contre toute censure directe ou indirecte, contre tout a priori et tout enfermement.

Son jugement, posé et sans appel, unit la passion à la mesure ; le « oui » qu’il dit aux écrivains, fût-ce à ceux qu’il aime le plus, passe par les fourches caudines de tous les « non » qu’il est nécessaire de leur dire. C’est à lui que l’on doit une inoubliable Histoire du Surréalisme, qui fait aussi toucher du doigt l’éphémère dans lequel naissent même les grands mouvements et les textes littéraires, leurs premiers pas mal assurés ou agressifs. Son militantisme dans les revues d’extrême gauche a aiguisé sa capacité à saisir les contradictions et les limites de la littérature prolétarienne : son admiration pour Sartre coexiste avec l’étonnement, à la fois poli et presque méprisant, pour sa surdité poétique à l’égard des amours de Madame Arnoux et de Frédéric dans L’Éducation. Ses essais sur Rousset et sur Antelme vont au fond – comme ce ne fut pas souvent fait – de l’indicible horreur du Lager, qui bafoue jusqu’à l’extrême, mais n’anéantit pas la lutte de la raison et de l’humain.

De grands portraits d’auteurs tels que Henry Miller, Beckett, Gide, Faulkner ou Lowry – quelques exemples parmi tous ceux qu’il faudrait citer – offrent à Nadeau l’occasion de pénétrer dans ce tourbillon de fièvre, de libération et d’autodestruction de la vie qui caractérise la plus haute littérature contemporaine, toujours la dernière à dire, avec ses broiements stylistiques explosifs, une parole neuve et éclairante. Pour donner d’autres exemples, personne n’a cerné comme Nadeau le Nouveau Roman, et son langage qui cherche à saisir une réalité qui n’est pas encore, ou déjà plus, cadrée et perçue par la perspective d’un sujet humain. Mais il y a aussi les classiques, de Baudelaire à Balzac et Flaubert ; la forte reconnaissance de Céline ou Genet, passée au crible d’une lucidité désenchantée. L’attention portée aux cauchemars de Kafka, celle portée aux cravates ou à la grandeur et la misère de la presse chez Balzac. Peut-être Musil est-il le seul à ne pas recevoir justice pour sa poésie à la chaleur blanche, pour son immensité tendue vers un futur encore très lointain, qui fait de son œuvre l’epos de ce « délire de la multitude », comme il le définit, dont notre réalité est aujourd’hui constituée.

Chez Nadeau, l’amour pour l’authenticité de la vie quotidienne se double d’un profond et douloureux amour pour différentes expériences – Sade, Michaux et d’autres – qui vont tellement à fond du Moi qu’elles le réduisent en miettes. De Baudelaire à Bataille, sans parler de Dostoïevski – la littérature est spécialiste du mal. Mais le mal – comme le savait bien Joseph Roth, qui définissait Hitler comme une « banale Méduse » – risque la banalité, et toute transgression emphatique peut ressembler à celle qui, violant l’interdiction, jette les ordures par la fenêtre du train. Quand Sade déclare qu’il n’a jamais fait de mal à personne, c’est-à-dire qu’il n’a jamais mis ses idées en pratique, cela témoigne en faveur de son humanité, mais dévalorise l’apologie du mal, qui n’est tel que s’il est vraiment et horriblement commis – si l’on torture quelqu’un, si l’on persécute quelqu’un, si l’on fait réellement souffrir quelqu’un.

C’est cela la réalité à la fois stupide et horrible du mal, qui chasse du consortium humain et moral celui qui le pratique. Pasolini le savait bien, quand il révélait, dans son film Salo ou les cent-vingt jours de Sodome, une certaine attirance pour les fascistes, en tant que transgresseurs de toute valeur humaine et sociale, par conséquent, en tant que coupables destinés à être punis et mis au ban de la société, alors que la vertu et la morale – et, pour Pasolini, l’ombre du conformisme social qui tend un piège à la vertu et à la morale – sont du côté des antifascistes qui combattent pour la liberté.

Mais Pasolini savait aussi que tout cela n’était pas une bonne raison pour se mettre du côté des fascistes. On peut appliquer au mal – surtout le mal par excellence, c’est-à-dire le mal politique, qui massacre des peuples entiers – et à sa représentation ce que Nadeau écrit à propos de l’authenticité ou de l’inauthenticité de la représentation de l’obscénité : « Si l’auteur les traite sans complaisance à l’égard du lecteur, sans complaisance envers soi (voilà la véritable pierre de touche), il peut choquer, révolter, dégoûter, il n’en participe pas moins de cette grâce du verbe, par laquelle l’obscénité elle-même cesse d’être obscène. »

Les essais de Nadeau ont quelque chose d’épique, ce vaste souffle qui permet de comprendre, accueillir et intégrer les voix les plus diverses de l’histoire. Si la littérature est un grand estuaire où confluent les eaux de la vie et les navires qui les sillonnent, Maurice Nadeau est le grand capitaine qui tient fermement le timon du vaisseau amiral. À côté de lui, de son imposante personne, pleine de générosité affectueuse et ironique, on se sent en quelque sorte en sécurité. Et nous sommes si nombreux à tant lui devoir : mon Danube n’a pu couler que parce que Nadeau l’a lancé au cours d’une mémorable soirée parisienne d’il y a bien des années. Grand Maurice, merci d’être ici !

Claudio Magris,
trad. de l’italien par Monique Baccelli
Illustration : Maurice Nadeau par Henry Espinouze, 1959.

Omar Merzoug

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