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Trois interprètes

Article publié dans le n°1114 (16 oct. 2014) de Quinzaines

Un chef d’orchestre, un pianiste et un musicien qui est l’un et l’autre : trois interprètes nous livrent un certain nombre de réflexions sur leur art, par le biais d’entretiens, de conférences ou d’aphorismes.
Nikolaus Harnoncourt
La parole musicale. Propos sur la musique romantique (Actes Sud)
Alfred Brendel
L'abécédaire d'un pianiste. Un livre pour les amoureux du piano (Christian Bourgois)
Daniel Barenboim
La musique est un tout (Fayard)
Un chef d’orchestre, un pianiste et un musicien qui est l’un et l’autre : trois interprètes nous livrent un certain nombre de réflexions sur leur art, par le biais d’entretiens, de conférences ou d’aphorismes.

Les livres (je ne parle pas seulement de ces trois-là) se répondent. Dans un ouvrage récent (1), le compositeur allemand Wolfgang Rihm affirme – sans expliciter vraiment son propos – que « la musique est un art androgyne ». Nikolaus Harnoncourt, pour qui l’être humain se définit par le pouvoir de se contredire, précise un peu les choses : alors que la pensée humaine recherche le plus souvent le « oui/non », la musique permet d’« exprimer directement une opposition ». Et Daniel Barenboim est encore plus clair : à qui sait écouter, « aucune musique n’est exclusivement joyeuse ou tragique ». « Il arrive souvent que les caractères présents dans une œuvre musicale contiennent un élément opposé : dans un sentiment tragique se mêle toujours la joie de se trouver exprimé par la musique, et une mélodie joyeuse peut être minée par un accompagnement sceptique et discordant. »

C’est pourquoi l’interprète doit veiller à ce qu’aucune voix n’écrase les autres, comme le ferait, dit Barenboim, d’une minorité un dictateur (2) : « les voix secondaires sont souvent en mesure d’exprimer un élément subversif ». De la même façon, Alfred Brendel – dont le livre est, pour une bonne part, un vade-mecum à l’usage de ceux qui pratiquent le piano – recommande de ne pas négliger les voix intermédiaires : il met en garde contre le défaut qui consiste à « mettre constamment en exergue la voix supérieure et la basse ». Les accords, par exemple, peuvent aussi « briller de l’intérieur ».

Sans s’être concertés, Barenboim et Brendel effleurent tous les deux la question (« ontologique ») du mode d’existence des œuvres musicales. Pour Barenboim, la musique « prend vie seulement quand une personne ou un groupe de personnes commencent à la jouer » ; pour Brendel, la musique ne vit pas uniquement au moment où elle retentit : « elle vit déjà largement sur le papier où on l’a couchée, mais elle y dort ». Le rôle de l’interprète n’est pas de la faire naître mais de la réveiller, de « la sortir de son sommeil en lui donnant un baiser ».

S’il est un sujet que l’interprétation met au premier plan, c’est bien celui de la fidélité. Barenboim observe que cette idée de fidélité au texte musical a pris une grande importance depuis la Seconde Guerre mondiale, en réaction aux excès des générations précédentes, peu soucieuses de l’« obligation morale précise à l’égard de l’œuvre » à laquelle est tenu selon lui tout exécutant. Mais les trois interprètes que je réunis ici se méfient de la fidélité. Harnoncourt est le plus radical : c’est pour lui « une notion catastrophique et destructrice », parce qu’une œuvre musicale ne se réduit pas à un texte mais se définit par ce qui est derrière les notes : le sens. Brendel dit la même chose : nous ne devons pas nous demander seulement ce que le compositeur a transcrit sur la partition mais ce qu’il « voulait dire du point de vue musical ».

La fidélité mal comprise peut donner lieu aux outrances de l’authenticité. Certains de ses partisans, selon Barenboim, font de leur pratique musicale « un intégrisme qui prétend souvent offrir des réponses à des questions que nul ne s’est jamais posées ». Brendel rejette l’opinion dépassée selon laquelle Bach ne conviendrait pas au piano moderne. Selon Harnoncourt – et bien qu’il ait été l’un des apôtres de l’utilisation des instruments anciens –, l’idée d’une version parfaitement authentique d’une œuvre, c’est-à-dire qui respecterait scrupuleusement les conditions d’exécution de l’époque de sa naissance, relève de l’illusion ou du charlatanisme. Quand il étudie une œuvre, Harnoncourt cherche certes à connaître son état primitif, mais c’est pour se libérer des éditions et de la tradition interprétative qui, en particulier au cours du XIXe siècle, ont pu la déformer. Il tient, par exemple, à faire entendre Schubert sans devoir passer par Brahms (qui l’édita), à le rendre « compréhensible à l’aune de son époque et de la nôtre, sans qu’il soit altéré par une autre époque ».

Des trois, Harnoncourt est celui qui nous en dit le plus sur son itinéraire personnel, la genèse de sa « vocation ». D’après lui, le hasard seul l’a conduit à faire de la musique son métier – il était d’abord résolu à devenir montreur de marionnettes – puis l’a transformé de violoncelliste en chef d’orchestre. Ne supportant plus la façon dont il était dirigé dans une symphonie de Mozart, il a décidé de passer de l’autre côté de la baguette. Il s’agissait de la Symphonie n° 40, « l’œuvre la plus bouleversante, la plus déchirante, la plus tragique de Mozart dans le domaine symphonique », où « tout est remis en question, et même détruit : la mélodie, l’harmonie, le rythme » : elle a une grande place dans le livre (dont le sous-titre, ne serait-ce que pour cette raison, est inapproprié) comme dans sa vie.

Harnoncourt a d’ailleurs une théorie bien à lui sur les trois dernières symphonies de Mozart (mystérieusement écrites en quelques semaines au cours de l’été 1788) : elles formeraient un tout – avec comme pièce centrale cette Quarantième –, ce qu’il appelle un « oratorio instrumental » (3). Conjecture, certes, mais ses arguments ne sont pas loin de nous convaincre. Frère d’Harnoncourt, voici Brendel sur Mozart : « On doit soigneusement éviter le Mozart mignon, le Mozart parfumé, le Mozart extasié, le Mozart Noli me tangere, le Mozart enflé de sensiblerie et le Mozart incessamment poétique. »

La musique est un tout, selon Barenboim, ou plutôt la musique fait partie d’un tout : « La musique a infiniment à nous apprendre si nous sommes disposés à la connaître en profondeur et à ne pas la dissocier de notre univers intellectuel. » Un jour de sa jeunesse, Harnoncourt participait à une exécution d’œuvres de Corelli qui distillait « un incroyable ennui » ; il s’est intéressé alors à ce que l’art produisait à la même période en Italie (Bernin, Borromini) et s’est dit : « c’est donc là la musique qui devrait correspondre à cet art ? ». Et c’est par ce détour qu’il a envisagé tout autrement l’interprétation de Corelli. Barenboim, dans le même ordre d’idée, déplore que le XXe siècle ait réalisé « l’asservissement complet du savoir et sa fragmentation, autrement dit, la spécialisation ».

Ce souci, qu’on peut qualifier d’ « humaniste », anime les trois interprètes. Harnoncourt le résume bien en disant que « la pensée orientée vers des fins est très importante et a toute sa place. Mais lorsqu’elle prétend à l’exclusivité, le danger existe que nous devenions des bêtes ». C’est ce qui se passe quand, par exemple, on se demande si la poésie sert à quelque chose ou si l’apprentissage de la musique présente des bénéfices secondaires au plan neurologique.

  1. Wolfgang Rihm, Fixer la liberté ? Écrits sur la musique, Contrechamps (voir NQL n° 1 112).
  2. Sur cette idée, voir NQL n° 1 101 : « La mélodie bien en dehors ».
  3. C’est ainsi que s’intitule l’enregistrement qu’il vient de réaliser des trois dernières symphonies de Mozart avec l’ensemble qu’il a fondé il y a soixante ans : le Concentus Musicus de Vienne.
Thierry Laisney

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