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Un Arédien dans la ville

Article publié dans le n°1181 (16 oct. 2017) de Quinzaines

Anthropologue de l’ordinaire, Éric Chauvier est aussi, d’une certaine manière, celui du familier, que celui-ci soit directement l’objet de ses enquêtes – sa famille (Fiction familiale, 2003) ou son lieu de résidence (Contre Télérama, 2011) – ou qu’il fasse irruption dans celles-ci (Si l’enfant ne réagit pas, 2008, ou Les Mots sans les choses, 2014). Ce serait cependant un raccourci hasardeux que de penser que l’auteur cède à une espèce de facilité, ou d’y voir une marque de nombrilisme.
Eric Chauvier
La petite ville
Anthropologue de l’ordinaire, Éric Chauvier est aussi, d’une certaine manière, celui du familier, que celui-ci soit directement l’objet de ses enquêtes – sa famille (Fiction familiale, 2003) ou son lieu de résidence (Contre Télérama, 2011) – ou qu’il fasse irruption dans celles-ci (Si l’enfant ne réagit pas, 2008, ou Les Mots sans les choses, 2014). Ce serait cependant un raccourci hasardeux que de penser que l’auteur cède à une espèce de facilité, ou d’y voir une marque de nombrilisme.

Méthodiquement, livre après livre, Éric Chauvier met à l’épreuve ou démontre plutôt que le regard distancié, le « point de vue divin », est une posture qui n’est pas (ou plus) tenable. Le chercheur ne peut sérieusement prétendre s’extraire de ce qu’il est, de son histoire, de ses expériences et de ses ressentis. Loin de toute simplicité, le familier peut même devenir une véritable source d’inconfort, comme il le démontre dans son dernier ouvrage.

Dans La Petite Ville, Éric Chauvier enquête dans la commune où il est né, où réside sa famille, où il sera enterré, écrit-il. Même s’il l’a quittée, ce n’est donc pas d’une réelle rupture qu’il s’agit. De son propre aveu, Saint-Yrieix-la-Perche (Haute-Vienne) ressemble à des centaines d’autres villes, enclavées, oubliées, reléguées, mais sa connaissance intime de celle-ci va procurer à sa recherche une « profondeur historique », qui se confond presque avec sa propre histoire. C’est d’ailleurs dans son adolescence qu’il va chercher sa principale interlocutrice, la « starlette de la piscine municipale » dont il était secrètement amoureux.

Par le biais d’un dispositif emprunté au sociologue Jean-Yves Petiteau, l’itinéraire, il sillonne avec Nathalie les rues de la ville, donnant ainsi à voir son délitement, les commerces fermés, les magasins provisoires, la disparition d’espaces de sociabilité, et le partage de souvenirs communs, empreints de nostalgie et de mélancolie. C’est ce trouble qui va être à l’origine de l’enquête aux accents bourdieusiens : on pense au Bal des célibataires (Seuil, 2002),mais aussi aux questions de la réconciliation de ses deux mondes (son milieu d’origine et le monde académique) et du transfuge qui traversent ses écrits.

En partant pour la grande ville (Bordeaux), Éric Chauvier, fils d’enseignants, a pu connaître une ascension sociale « normale », l’accès à un monde qui « va de l’avant » que seul le départ autorisait. « En même temps que les Arédiens [habitants de Saint-Yrieix-la-Perche]accèdent à la propriété et à la société de consommation, naissent en eux des dispositions à la subordination et à la résignation, état d’esprit qui me fera, en 1989, à l’âge de 17 ans, quitter Saint-Yrieix pour trouver dans la grande ville un mode de vie plus créatif, moins conforme, moins engoncé – c’est en tout cas ce que je crois à ce moment de l’enquête. »

Mais il revient. A-t-il pour autant échappé aux marqueurs de classe, lui « le fils d’instituteur » devenu « celui-qui-écrit-des-livres » ? Au-delà de l’illusion biographique (Bourdieu encore), c’est au fond moins la question « Pourquoi suis-je parti ? » que « Quelle est ma position aujourd’hui ? » qui constitue l’arrière-plan du texte et qui explique qu’Éric Chauvier se situe dans un registre un peu inhabituel pour lui, celui d’une expertise plus « globale ».

De nombreuses questions traversent l’enquête : « Pourquoi ma ville en est-elle arrivée là ? » ; « Comment parler de ma ville, moi qui en suis parti ? » ; « Que puis-je faire pour elle ? » ; « Pourquoi certains de mes amis sont-ils tentés par le vote FN ? »… Il en résulte un livre dense, quoique court, de 108 pages. Ce livre est d’ailleurs assez politique et cela ne tient pas seulement à la collection dans laquelle il est publié, « L’ordinaire du capital »,qui l’y invite explicitement. Cela mérite que l’on s’y attarde.

Chaque enquête pose la question de la restitution écrite ou, dit autrement, il n’existe pas un modèle unique de texte, mais il faut réinventer à chaque fois l’écriture pour une restitution au plus près de ce qui s’est passé. Dans La Petite Ville, Éric Chauvier collecte des paroles spontanées, issues de la déambulation avec Nathalie, de leur conversation, de leur connivence – passée et présente – et de leurs incompréhensions. Mais il rencontre aussi le député-maire, s’entretient avec des proches, rassemble des sources de seconde main, un livre d’histoire locale…

Il choisit de les confronter dans le texte, sans les hiérarchiser, c’est-à-dire sans les séparer par des chapitres consacrés ou par le recours à des notes de bas de page, par exemple. Non sans ironie, il expose d’un ton docte le discours de l’expert, qu’il entremêle des propos de Nathalie, ou des siens. La conversation surgit dans le discours expert, ce qui aboutit à deux points de vue fragmentés et parasités, cacophoniques. La lecture, devenue difficile, figure à la fois l’incompréhension, au-delà des registres de langue, entre discours d’en bas et discours d’en haut, et la place difficile de l’enquêteur, expert-indigène situé à l’interface. Comment résout-il ces deux problèmes ?

D’abord, par ce procédé littéraire, il met en exergue une certaine « disparition du langage ». « Toute enquête sérieuse devrait inclure l’analyse en contexte des façons de parler comme indices et traces d’une culture à un stade précis de son développement. Ainsi me suis-je souvent heurté à ce type de réponses empreintes de fatalisme et mâtinées de désillusion, voire d’une légère déprime : “C’est partout pareil.” » Nathalie manque manifestement de mots pour dire sa situation, précaire, chevillée à celle de la ville. « À Saint-Yrieix subsiste ce langage dont la charge indexicale a été désamorcée – qui ? où ? comment ? […] Si le monde existe en termes de dénomination, il peut aussi perdre de son pouvoir d’exister par la faible acuité de ses dénominations. »

L’absence de récit se traduit dans le champ politique par le renoncement des élus, qui optent pour des soins palliatifs, faute d’envisager la guérison, et par la tentation frontiste du côté des électeurs qui ont refusé toute lutte. La fermeture du siège du parti communiste est ironiquement assimilée à celle des commerces, métaphore de ce double renoncement. C’est là que peut trouver place l’anthropologue, dans la production d’une analyse sans complaisance, d’un texte qui tente de combler le vide explicatif. Éric Chauvier examine l’histoire politico-économique de la ville, la coalition entre pouvoirs économique et politique, unis dans une peur viscérale du communisme, qui les conduit à contenir le développement industriel et à opter pour un capitalisme paternaliste, mais aussi la responsabilité de la classe ouvrière qui a préféré accepter le confort proposé, en renonçant en contrepartie à la lutte des classes.

Par cette contribution, Éric Chauvier parvient à réconcilier ses deux mondes, celui de l’enfance et celui de l’expertise.

Colette Milhé

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