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Un professeur de découragement

Article publié dans le n°1053 (16 janv. 2012) de Quinzaines

Alain Badiou signe La République de Platon, tout simplement. Il en a le droit, car non content de retraduire le texte grec avec ses outils un peu désuets de brillant lycéen (le dictionnaire Bailly, la grammaire d’Allard et Feuillâtre), il le réécrit et en fait du Badiou, tout en suivant le cours du dialogue et ses principaux arguments, qu’il infléchit ou gauchit en direction de l’état actuel de sa propre pensée.
Alain Badiou
La République de Platon
(Fayard)
Alain Badiou signe La République de Platon, tout simplement. Il en a le droit, car non content de retraduire le texte grec avec ses outils un peu désuets de brillant lycéen (le dictionnaire Bailly, la grammaire d’Allard et Feuillâtre), il le réécrit et en fait du Badiou, tout en suivant le cours du dialogue et ses principaux arguments, qu’il infléchit ou gauchit en direction de l’état actuel de sa propre pensée.

Ses personnages sont ceux de Platon, si ce n’est qu’Adimante est devenu une jeune femme, Amantha (concession au féminisme ambiant ?) ; et aussi qu’ils sont fort informés de notre monde, qu’ils connaissent l’économie, la sexualité et la technologie contemporaines, qu’ils ont lu Deleuze et Lacan, et même Badiou, bien sûr. D’où de savoureux anachronismes délibérés, la fameuse caverne devenant par exemple, assez logiquement, une salle de cinéma. Badiou est un homme supérieurement intelligent, maître de son discours, un excellent dialecticien. Est-il, comme il semble le penser et comme le pensent les personnages de son dialogue, un grand philosophe, à l’égal de celui dont il vient squatter le livre ? Je n’en saurais juger. Mais voici une occasion de prendre connaissance de ses thèses, de sa thèse (« l’hypothèse communiste »), dans le contexte plaisant et tout à fait approprié d’une variation sur La République.

Approprié, car ce dialogue de Platon contient sans aucun doute la première formulation détaillée (non sans contradictions éclatantes) du communisme intégral.

D’abord tout le bien que je pense de ce livre. Il se lit avec agrément, les personnages existent, l’argumentation est serrée, même quand on lâche prise parce que les notions ne sont pas claires : « Dieu » ou « un dieu » (Platon emploie parfois ce terme) devient ici « l’Autre », le Grand Autre, le Tout Autre. Lacan est passé par là. Admettons. Mais Badiou remplace aussi « âme » par « Sujet » (terme dont je crains que bientôt il ne paraisse plus désuet que celui qu’il supplante) ; et parle d’« un individu en voie d’incorporation à un Sujet ». On se demande ce que le corps vient faire là, et la formule, souvent répétée, me laisse perplexe. Mais j’admire la persévérance de l’écrivain et du dialecticien, la clarté de l’exposé et du débat, la virtuosité même avec laquelle il les appuie dans le détail sur la matière et l’organisation du texte de Platon. Il y a un grand plaisir, quand on connaît un peu La République dans l’original ou en traduction, à la retrouver ainsi transposée, actualisée et augmentée. On attend Badiou au passage : comment va-t-il se tirer du mythe de la caverne ? du paradigme de la ligne ? du « nombre nuptial » ? du mythe d’Er au livre X ? Il s’en tire très bien, en professeur prodigue de son savoir, après avoir été visiblement le disciple attentif de très bons maîtres, et en écrivain inventif. Voilà près de 600 pages de philosophie ou de dialectique qu’on suit sans ennui aucun.

À vrai dire, avec ce livre, ce n’est ni la métaphysique de Badiou, ni sa culture, ni son ambition littéraire qui nous intéressent au premier chef. Ce sont ses idées politiques, ce qu’il entend par « communisme ». Et là, j’avoue être consterné, sur plusieurs points. D’abord que cet homme si intelligent n’ait pas trouvé l’occasion de s’informer ni de réfléchir sur le désastre qu’a été et qu’est encore l’exercice du pouvoir par l’organisation communiste dans les pays où elle l’a accaparé, les millions de vies détruites ou brisées, les sociétés et la possibilité d’une vie politique défaites pour longtemps. Là où cette réflexion aurait pu prendre place dans sa transposition de Platon, c’est à l’occasion de la tyrannie : le tyran y est nommé « fasciste », pourquoi pas, mais pas l’ombre d’une référence à Staline ou à Mao, lequel est au contraire célébré plusieurs fois, comme en se jouant, par divers slogans dont on sait combien ils ont été meurtriers. Même la sinistre « rééducation » se voit justifiée : « Je suis convaincu, dit ce nouveau Socrate, que tout “camp” est une détestable idée, ou vaine, ou criminelle. Mais comment se passer de l’idée de rééducation ? Au vu de ce que l’éducation actuellement dominante produit de réactionnaire, de purement conservateur ou même de totalement nul, que faire d’autre que rééduquer ? » Et voici les camps soviétiques, chinois, vietnamiens, khmers rouges (envers lesquels Badiou a jadis marqué sa sympathie), coréens, qui reviennent tranquillement, « philosophiquement » réhabilités, sous le couvert de Platon !

Il est vrai que dans La République originale de telles mesures, et même de plus drastiques encore, sont envisagées. Mais c’est que Socrate, dans le cours du dialogue, imagine la « belle cité », atroce et parfaite, comme un détour pour parvenir à comprendre ce qu’est la justice. C’est une cité « en parole » (logô). C’est un argument (autre sens du mot logos). Au reste, alors que Badiou est celui qui raconte le dialogue entre ses personnages, chez Platon c’est Socrate qui est censé raconter cette nuit de dialogue au Pirée. Platon écrit, certes, mais c’est Socrate qui parle : l’écrivain assume la responsabilité de ce qu’il écrit, pas de ce qui est dit dans son texte. Nuance de taille, à méditer.

Mais le manque le plus cruel, à mon sens, c’est celui d’une réflexion sur la démocratie. Pas la démocratie athénienne, pour laquelle Platon avait peu de sympathie, avec ses démagogues et ses sycophantes, mais – puisque anachronisme délibéré il y a – la démocratie moderne, celle qui est née dans les cités de la Renaissance italienne, ou dans les révolutions anglaise, française et américaine. Amantha brocarde assez banalement « ce que nous serine la propagande des États “démocratiques”, nos chères puissances occidentales… On est “libre” en tout cas de faire des affaires et de devenir milliardaire sur le dos des pauvres de toute la planète. » Certes. Mais l’alternance du pouvoir ? Le fait qu’il ne soit justement pas « incorporé » en un Roi, un tyran ou un Leader suprême, ni dans le fantasme d’un « peuple uni », mais que, désincorporé, il permette l’indépendance des différentes sphères de l’activité humaine et leur coexistence ou leur compétition ? Qu’il soit limité ou contrôlé par des lois et des institutions indépendantes, et que la vie politique le remette périodiquement en jeu ? Épris du règne de l’« idée communiste », Badiou n’en a cure.

Je suis temporairement découragé. À quoi bon cette intelligence, ce talent, cette pensée qui dit se fonder sur les mathématiques, « l’événement » révolutionnaire, l’amour, la poésie, si c’est pour justifier l’injustifiable à force de dialectique, et pour refuser de penser le présent dans ce qu’il a d’indéchiffrable, dans ses catastrophes et ses promesses. Oui, je trouve Badiou un professeur de découragement. Puissent ses lecteurs avoir envie de lire, ou de relire, La République.

Pierre Pachet a traduit La République, Gallimard, collection « Folio/essais » (NDLR).

Pierre Pachet