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Le panthéon d'Edgar Morin

La vie d’Edgar Morin est une quête inlassable et passionnée, une recherche tous azimuts dans le domaine de la connaissance ; il se compare lui-même à « une abeille qui produit du miel de toutes fleurs ». Dans ce livre, qui est une bonne introduction à son œuvre, il rend hommage à ses plus grands inspirateurs.
Edgar Morin
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La vie d’Edgar Morin est une quête inlassable et passionnée, une recherche tous azimuts dans le domaine de la connaissance ; il se compare lui-même à « une abeille qui produit du miel de toutes fleurs ». Dans ce livre, qui est une bonne introduction à son œuvre, il rend hommage à ses plus grands inspirateurs.

La curiosité de l’auteur a été, selon lui, entretenue par l’absence de tout héritage intellectuel déterminé, de toute vérité reçue du milieu familial. Autodidacte déclaré, il a échappé d’autant mieux à la spécialisation des experts et des disciplines, et revendiqué une exigence de transversalité dans les branches multiples du savoir.

L’idée de « complexité », qu’il a dégagée peu à peu et que théorisent les six parties de La Méthode (1977-2004), est la clé de son œuvre. Il s’agit pour Morin de prôner une pensée qui prenne en compte les multiples dimensions d’une même réalité, d’instituer un nouveau paradigme qui, dans tous les domaines, nous permette d’éviter la simplification. La pensée disjonctive (tant pratiquée, notamment, par les journalistes : A ou B) est un aspect majeur de la pensée simplifiante. Notre vie la plus quotidienne peut nous en offrir des exemples : ce cadeau de Noël, vous l’a-t-on offert par obligation ou pour vous faire plaisir ? Et si c’était les deux ? Il faut donc fuir la disjonction (exclusive), et, de la même façon, la réduction : ainsi, nous dit Morin, on ne peut réduire Heidegger à son adhésion au nazisme, si terrible qu’elle soit.

Quels sont les philosophes qui ont conduit Edgar Morin à se forger sa pensée propre ? Ce sont ceux qui reconnaissent les contradictions, le caractère à la fois antagoniste et complémentaire (l’auteur accole sans cesse ces deux termes) des éléments composant toute réalité. Au premier rang d’entre eux, Héraclite d’Éphèse, le philosophe qui enseigne l’impossibilité de descendre deux fois dans le même fleuve. Le penseur du devenir est aussi celui de la contradiction, comme le montre cette autre formulation, plus morinienne, de la même idée : « Dans des fleuves identiques, nous entrons et n’entrons pas. » Dénigré par Platon pour son prétendu relativisme, Héraclite (l’« obscur ») fut également critiqué par Aristote, selon qui « en disant une chose et son contraire l’Éphésien [faisait] éclater le langage et toute forme de rationalité » (1). Pour Morin, il est « ce penseur qui maintient toujours ensemble, unis, deux termes antagonistes qui devraient s’exclure ».

Hegel, qui a vu en Héraclite l’ancêtre de sa dialectique, est une autre grande admiration d’Edgar Morin. Morin pense pourtant que la dialectique hégélienne cherche à dépasser les contradictions, au prix parfois de « prestidigitations », et, pour cette raison, il préfère lui substituer sa propre « dialogique », plus fidèle selon lui à Héraclite. Mais peut-être ne faut-il pas interpréter Hegel comme voulant à toute force surmonter n’importe quelle contradiction, puisque, par exemple, il énonce : « La contradiction n’est pas présente simplement dans une réflexion extérieure, mais dans les choses elles-mêmes (2). » Edgar Morin est sensible à la thèse hégélienne selon laquelle penser abstrait, c’est réduire un ensemble complexe à un seul de ses traits ; ne voir, par exemple, dans un meurtrier que cette abstraction d’être un meurtrier. Pour lui, « la pensée hégélienne est la plus concrète qui soit, parce qu’elle affronte les contradictions du réel et de l’existence ».

La complexité ne se contente pas de la seule raison, à moins que celle-ci intègre une dimension d’irrationalité. La pluralité des points de vue, notamment, ne nous permet pas en elle-même d’agir, il faut faire des choix, et dans ces choix la raison n’entre pas seule : « l’instant de la décision est une folie », disait Kierkegaard, repris par Derrida. Celui qui, avec Héraclite, a le plus compté pour Morin est Pascal, « notre plus profond anthropologue », l’auteur de cette phrase faite pour lui : « La source de toutes les hérésies est de ne pas concevoir l’accord de deux vérités opposées. » Par excellence, le pari pascalien est un mélange inextricable de raison et de foi. Sous l’influence de Pascal, Morin a bâti son concept d’homo sapiens-demens, où l’opposition rationnel/absurde « s’accompagne d’une complémentarité dialogique de l’un et de l’autre ». 

De façon générale, Edgar Morin oppose une rationalité ouverte, qui prend conscience des limites de la raison elle-même et fait leur part à l’inconnaissable et au mystère, à une rationalisation toujours suspecte. Par exemple, si Marx est l’un de « ses » philosophes, Morin a pris quelque distance avec lui, parce qu’il a « ignoré que la réalité humaine est tissée d’imaginaire » ; il faudrait, selon l’auteur, « faire copuler Marx et Shakespeare, et voir dans l’histoire une dialogique de raison et de fureur ». De même, Morin célèbre Rousseau, qui, contrairement à d’autres philosophes de son temps, a pris en compte certaines dimensions essentielles de l’homme comme sa dimension d’animalité ou sa dimension religieuse. Une vision fermée du sentiment religieux, par exemple, est inféconde ; est-il nécessaire d’être croyant pour ressentir parfois le besoin de prier ? De même encore, l’auteur a retenu l’enseignement de l’école de Francfort (Adorno, Horkheimer…) : « La Raison majusculisée, pétrifiée en abstractions et rationalisations, instaure en elle une guillotine idéologique et développe des potentialités totalitaires. » Adorno est d’ailleurs l’auteur d’une des phrases phares de la vie de Morin : « La totalité est la non-vérité. »

On s’en doute, pour Edgar Morin les philosophes reconnus comme tels n’ont pas le monopole de la pensée. La psychanalyse, par exemple, a su s’ouvrir aux complexités des sujets humains. Morin admire l’antagonisme en même temps que l’inséparabilité des trois instances freudiennes : moi, ça et surmoi. Il redoute, au contraire, les épigones : Lacan est accusé d’avoir coupé Freud en deux, « pour ne considérer qu’un inconscient, réduit à une machinerie linguistique obéissant à des lois anonymes ». L’auteur n’a pas une meilleure opinion d’Althusser, autre épigone à ses yeux, de Marx cette fois, coupable d’avoir séparé un Marx philosophe et un Marx scientifique, ce qui est pour Morin le fait d’un aveuglement complet.

Morin rejette ainsi tout ce qui sépare, et met en avant les « forces de reliance ». Pour lui, le dualisme cartésien (corps/esprit) est une dissociation déplorable, qui a donné naissance à « deux visions du monde tragiquement séparées ». Bien sûr, la démarche scientifique entraîne des distinctions, mais il ne faut jamais que ces distinctions se transforment en séparations, en isolements : le tout contient la partie et la partie le tout.

Dans le panthéon de Morin, il y a aussi des écrivains (Dostoïevski, Proust), des hommes de science, comme le physicien Niels Bohr (selon qui les vérités profondes sont les propositions dont le contraire contient aussi une vérité profonde), un musicien, Beethoven (source de courage, d’espoir). Le surréalisme, en faisant de la poésie une source et une forme de vie, a eu pour l’auteur une importance particulière, suscitant chez lui l’idée que l’homme habite à la fois poétiquement et prosaïquement le monde. Ce n’est pas seulement que la réalité s’oppose à l’imaginaire ; elle a besoin d’une composante imaginaire pour se manifester à nous comme réalité.

Jean-François Lyotard a donné un jour une très belle définition de ce qu’est penser : « penser, c’est accueillir ce qui advient selon sa singularité » ; elle s’applique bien à Edgar Morin, qui y ajouterait l’union des singularités, fussent-elles contraires.

  1. Ce sont les termes de Michel Fattal, Paroles et actes chez Héraclite, L’Harmattan, 2011, p. 18.
  2. Dans la Doctrine de l’essence.
Thierry Laisney

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