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Viser la Grande Guerre dans son oeil

Article publié dans le n°1093 (16 nov. 2013) de Quinzaines

L’historien Stéphane Audoin-Rouzeau a renouvelé l’approche de ce que fut la catastrophe inaugurale du XXe siècle : le dépassement d’un seuil de violence inouï, la difficulté pour les soldats à rendre compte de cette épreuve, le déclin de la transmission consécutif à cette guerre, selon Walter Benjamin. Pour l’année de la commémoration de la Grande Guerre, il choisit d’écrire ce qu’il nomme un « récit de filiation ».
Stéphane Audoin-Rouzeau
Quelle histoire. Un récit de filiation (1914-2014)
L’historien Stéphane Audoin-Rouzeau a renouvelé l’approche de ce que fut la catastrophe inaugurale du XXe siècle : le dépassement d’un seuil de violence inouï, la difficulté pour les soldats à rendre compte de cette épreuve, le déclin de la transmission consécutif à cette guerre, selon Walter Benjamin. Pour l’année de la commémoration de la Grande Guerre, il choisit d’écrire ce qu’il nomme un « récit de filiation ».

L’auteur, qui dit ne pas faire un exercice d’ego-histoire, cite des sources familiales (correspondances, mémoires, entretiens), qu’il examine comme des archives et commente à la lumière de son savoir de la Grande Guerre. L’exercice est périlleux, tant l’historien se tient dans une distance intime avec les textes ou les propos qu’il cite et ne peut rester dans une idéale neutralité. Cette guerre lointaine n’est pas un objet d’étude indifférent. Elle aurait ouvert une faille dans la transmission entre les pères et les fils, faille dont l’auteur serait « l’héritier », et qu’il tente de combler.

Ainsi, ce commentaire qu’il fait du récit d’une nuit de 1916 de son grand-père paternel, Robert, dans une lettre que ce combattant adresse à son père, qui ne comprend nullement l’ampleur de la terreur et de l’effroi subis. Le destinataire n’a pas vraiment su lire, écrit Stéphane Audoin-Rouzeau, prenant le surplomb de l’historien. « Au cours de l’année 1916, l’artillerie avait atteint son apogée en tant qu’arme de domination du champ de bataille : le jeune artilleur en fait l’expérience. » Ce jeune homme fut enterré à plusieurs reprises sous les bombardements. Il se jette dans le sang d’un cheval tué. Il dit sa peur, ou du moins une « impression nouvelle qu’il n’avait jamais ressentie », une chose « qui ne se raisonne pas » : « j’étais comme fou. » « Nuit si vite écrite, souligne Stéphane Audoin-Rouzeau, car destinée à n’être jamais oubliée. » Robert, qui fut par la suite fort maltraité par son père, qui l’a considéré comme un être « défaillant » ( « carence de Robert », écrit-il) et en a fait son domestique, n’a laissé que ce seul témoignage de guerre.

À la suite de son propre père Philippe, fils de Robert, qui fait figurer cette lettre en annexe de ses mémoires, et qui n’a lui non plus pas pris la mesure de ce qui était dit, Stéphane Audoin-Rouzeau cite ce texte dans son intégralité, mais il l’accueille, le commente longuement, et nous fait comprendre ce que fut cette « terrifiante initiation ». « L’héritier » élabore ce qui était resté comme une lettre en souffrance chez les ascendants, et tente de faire en sorte que son écrit puisse défaire l’emprise délétère de cette guerre. La défaire non seulement dans l’intimité de sa propre famille mais s’en libérer comme objet de recherche : « La Grande Guerre : pour ma part, si près du centenaire de son sanglant avènement, le moment est peut-être venu de lui dire adieu. » Ainsi se conclut ce livre.

Il s’inscrit dans le prolongement des œuvres de Pierre Bergounioux ou de Jean Rouaud, qui ont interrogé les traces de cette guerre dans les mémoires familiales, ont cherché, en accueillant dans leur écriture des douleurs qui ne se sont exprimées que sous une forme laconique ou anecdotique, à faire entendre ce qu’il y a eu là d’irréparable et à mettre un terme à ce qui est considéré comme une forme de tragédie, de malédiction.

Le livre d’Audoin-Rouzeau se présente comme une série de portraits, de micro-histoires. Sont examinés les destins de ses deux grands-pères et du grand- père de sa femme, Pierre Bazin, qui a passé presque huit ans sous les drapeaux et qui, revenu de la guerre avec une main atrocement brisée, a été hanté par des cauchemars et a déclaré : « J’ai perdu les plus belles années de ma vie. » Évoquant les montées à l’assaut et les corps pourrissant dans le no man’s land, il ajoutait : « De l’assassinat ! »

Au centre de ce « récit de filiation » se trouve le père de l’auteur. Père qui n’a pas su comprendre la violence subie durant la Grande Guerre par son propre père. Père qui, tout en étant devenu un homme « bourgeoisement » installé, est fasciné par le surréalisme et par André Breton. En historien, Audoin-Rouzeau dit combien les surréalistes, qui avaient été mobilisés lors de la Grande Guerre, y ont largement participé et ne l’ont pas
 vraiment combattue, ont
 ensuite été dans le déni
de cette guerre : ils n’en 
ont rien voulu savoir
 dans l’entre-deux-guerres, ont méprisé toutes les formes de deuil national, n’ont jamais voulu faire figure d’anciens combattants.

Ainsi se mêlent dans ce « récit de filiation » une histoire de la Grande Guerre et une histoire du surréalisme, dont le père est l’héritier. Mouvement surréaliste qui s’effondre après les défaites des contestations en 1968. L’intervention soviétique a brisé les élans révolutionnaires à Prague ; à Paris, l’utopie révolutionnaire est morte en décembre 1968 ; et le père exprime ses réserves sur les espoirs tournés vers Cuba. À la suite de ces désastres, le père de Stéphane Audoin-Rouzeau devient alcoolique. Il rejoue, selon le fils, « la grande faille qui avait brisé son père », celle de la Grande Guerre. Cependant, ce père, tout alcoolique qu’il soit, écrit, « dans la perdition des jours et des nuits », déplorant que ses ascendants n’aient quasiment rien laissé qui puisse l’orienter dans son existence, ses mémoires, ses essais sur Breton ou sur le surréalisme. Il meurt en 1985, après avoir dit à son fils qui le conduisait à l’hôpital : « quelle histoire ! », ce qui donne son titre au livre.

L’auteur évoque un entretien qu’il a conduit, jeune historien, avec Pierre Bazin, entretien dont il dit qu’il contrevenait à toutes les règles de l’histoire orale : nous sommes à la fin d’un repas, tous posent des questions à ce « survivant » presque centenaire, l’historien ne cherche que des confirmations à son savoir. Réécoutant bien plus tard cet enregistrement d’amateur, Stéphane Audoin-Rouzeau note qu’il fut d’une extrême richesse, que le vieil homme, qui n’avait rien lu sur la Grande Guerre, en avait gardé une extraordinaire mémoire, et éclairé ses auditeurs sur ce qui est resté le plus enfoui de cette guerre : les pratiques homosexuelles, les « petits mariages » dans les tranchées ; la meilleure façon de tuer un homme menaçant (lui tirer une balle dans le ventre) ; enfin, les suicides : lorsque l’on voit un homme mort déchaussé une arme dans ses bras, il s’agit d’une mort volontaire, le fusil étant trop long pour se tirer, comme avec un revolver, une balle dans la tête. Ainsi, Audoin- Rouzeau est éclairé sur un tableau d’Otto Dix, où figure un homme pieds nus, intitulé Sentinelle morte dans une sape. Otto Dix, qui a peint des tableaux terrifiants des survivants mutilés de la Grande Guerre, que l’auteur a vus pour la première fois avec son père, lequel ne savait pas que Dix était un engagé volontaire, un « volontaire qui jamais ne renia son engagement d’alors, quelle que fût ensuite l’atrocité de ses œuvres de survivant ».

Dans le dernier chapitre du livre, l’auteur parle principalement de lui à la troisième personne, comme pour mettre à distance ce qui est au plus près de la confidence. Il dit être l’héritier de fractures qui ont tué ses ascendants. Il dit également tout ce qu’il leur doit. Il rend ainsi hommage à son père, qui fut aussi un collectionneur d’art primitif, et qui lui a transmis un savoir spécifique touchant aux objets « lointains » : les identifier, les distinguer, les dater, et savoir s’ils ont « servi ». Ce savoir, cette attention, Stéphane Audoin-Rouzeau les a exploités dans un essai intitulé Les Armes et la Chair – trois objets de mort en 14-18.

Ce « récit de filiation », où l’auteur dit avoir tenté de viser la Grande Guerre, telle Méduse, « dans son œil », afin qu’elle ne défasse plus les liens entre les pères et les fils, ouvre peut-être, à côté de la micro- histoire et de l’ego-histoire, un nouveau genre, une nouvelle façon d’écrire l’histoire.

Carine Trevisan

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