Livres des mêmes auteurs

Des "gaffes de commandement"

Article publié dans le n°1116 (16 nov. 2014) de Quinzaines

Au sein de l’immense travail de mémoire effectué cette année à l’occasion du centenaire de la guerre de 1914, et la multiplicité de rééditions de témoignages ou d’essais sur ce que fut la catastrophe inaugurale du XXe siècle, l’ouvrage de Jean Galtier-Boissière, La Fleur au fusil, paru en 1928, retient l’attention.
Au sein de l’immense travail de mémoire effectué cette année à l’occasion du centenaire de la guerre de 1914, et la multiplicité de rééditions de témoignages ou d’essais sur ce que fut la catastrophe inaugurale du XXe siècle, l’ouvrage de Jean Galtier-Boissière, La Fleur au fusil, paru en 1928, retient l’attention.

Ce livre s’ouvre sur une préface remarquablement informée de Jean-Louis Panné, qui nous rappelle que Jean Galtier-Boissière (1891-1966) a créé le célèbre journal Le Crapouillot, qu’il a écrit un Dictionnaire historique et anecdotique de l’argot (une langue qui s’est développée de façon spectaculaire dans les tranchées, langue maltraitant le bien parler et tentant de répondre à la violence de la guerre), qu’il était antimilitariste et pacifiste, tout en faisant son « devoir », considérant la guerre comme un « boulot », ce dont témoignent ces lignes, une fois la paix « reconquise » : « Le “boulot” est fini et bien fini ».

Le livre s’ouvre le 17 juillet 1914 et se conclut le 15 septembre suivant. Il s’agit de rendre compte de l’expérience de la caserne et des tout premiers mois de la guerre (guerre de mouvement et non de position, dans les tranchées).

Jeune diplômé en philosophie et en lettres, Galtier-Boissière découvre à la caserne une « vie saine et sans détours psychologiques », vie dont il fait la satire, notamment en citant « la théorie » qui impose aux soldats (dont un grand nombre d’illettrés) des mouvements difficiles à comprendre : « Porter le pied gauche en avant ; le poser, le talon le premier à soixante-quinze centimètres du pied droit qui se lève, tout le poids du corps portant sur le pied qui pose à terre ; porter ensuite la jambe droite en avant, poser le pied à la même distance et de la même manière qu’il vient d’être expliqué pour le pied gauche »… et Galtier-Boissière de conclure : « il n’y avait plus que moi à la compagnie qui sût lire et écrire à peu près couramment ».

Le récit de la vie de caserne prend des allures de roman picaresque. L’auteur fait constamment le mur et donne une série de caricatures de ses supérieurs : « son physique est étonnamment ingrat. Il a une tête de coléoptère, avec des yeux toujours de profil, comme les portraits de Pharaons ».

Suit le récit de la mobilisation, raconté sur le ton de la forfanterie : « la guerre ? et après ? nous avons tous vingt ans ». Galtier-Boissière dit l’étonnante gaîté de l’entrée en guerre : « une singulière ivresse nous pénètre, où se mêlent l’enthousiasme patriotique, le goût de l’aventure et la soif du carnage ».

Le choc de la réalité de la violence nouvelle de cette guerre modère l’entrain initial : ainsi, l’expérience de la peur – les soldats « ont l’air de suppliciés qui offrent leur nuque au bourreau », de l’effroyable disproportion entre « les engins de mort et les petits soldats », la description de l’état d’hébétude lors des bombardements : « sourd, muet, saoul de poudre et de bruit, incapable de penser, je marche automatiquement, comme en état d’hypnose ».

Le récit évoque la détresse des soldats, souvent affamés – « je n’aurais jamais cru que je serais un jour dans la nécessité de voler un pain » –, dans une perpétuelle désorientation, ordres et contre-ordres des officiers se succédant, où l’on confond les avancées et les retraites, dans un chaos incompréhensible : « dans la tranchée, nous sommes pris sous le feu de nos propres canons ; dans le bois, nous sommes sous un terrible barrage d’artillerie lourde allemande. Et comme nous nous replions, par ordre, ce sont nos camarades qui menacent de nous abattre ». Des « gaffes de commandement »…

Galtier-Boissière a également l’audace de dire « l’âpre jouissance de vivre des jours héroïques », l’extase des assauts : « Je bous d’impatience. Mes camarades goûtent la même ivresse que moi. Tous les yeux brillent d’une joie féroce. Nous sentons intensément que rien ne peut nous résister ».

Le récit s’enlise finalement dans des images de désolation : amoncellement de cadavres décomposés – « ah ! les beaux refrains de ziziq militaire “Mourir pour la patrie, c’est le sort le plus beau…” » –, villages incendiés, habitations pillées. Vandalisme de guerre qui laisse le narrateur et ses compagnons indifférents : « l’échelle des souffrances a été modifiée […] seule la souffrance humaine apparaît, atroce ; il n’y a qu’une chose irréparable, la mort ».

La Fleur au fusil se conclut sur une parole politique, prêtée à l’un des combattants : « les gros, ils trouvaient que le petit peuple était trop heureux, qu’il s’émancipait […] le progrès social, quoi, qui les emmerdait. Alors le Tsar, le Kaiser, Poincaré, le Joseph […] ils se sont mis d’accord pour une grande guerre entre leurs peuples, afin de nous décimer ».

Galtier-Boissière ne cède jamais au pathos (fréquent dans les témoignages de guerre). Il se tient dans une distance intime vis-à-vis de l’événement, dans une vigilance perpétuelle, qui, sans nier l’horreur de ce qui fut vécu, mobilise aussi l’ironie et l’humour.

Carine Trevisan

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