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Vitrine en cours...

Article publié dans le n°1215 (01 juin 2019) de Quinzaines

La chaleur des mots Cathédrale  Jean-Paul Klée est un poète strasbourgeois sans peur de l’originalité ni angoisse de la page blanche. Depuis 1970, son verbe est proliférant c...

La chaleur des mots

Cathédrale 

Jean-Paul Klée est un poète strasbourgeois sans peur de l’originalité ni angoisse de la page blanche. Depuis 1970, son verbe est proliférant comme les fioritures décoratives de la cathédrale de Strasbourg, « religieuse hyperbole de la pierre », à laquelle il consacre son poème Kathédrali (Andersen, 2018). Olivier Larizza, préfaçant ces 1 688 vers, remonte jusqu’au Temple de George Herbert (1633) pour documenter l’entreprise. Nulle commune mesure cependant avec ce poème baroque et fou, mixant les langues et les formes dans un tourbillon exaltant : « rue des bijoutiers on peut / acheter un parfum d’immorta- / lité (verveine mélangée à citron d’Aby- / ssinie) & le mendigot affamé a reçu / de vos mains dimanchées le thrésor / d’un gâteau marmelu dont le / nom m’est inconnu – Et je suis encor / là vivant cherchant mes mots (ça n’avance pas vraiment) / L’accordéon à côté de moi / zonzinait (la môme Moineau on ne l’écou- / te pas) & soudain je n’ai plus de brio je me / sens bavardeur & grognon – L’été passera & les Grecs tomberont dans le / désarroi ».

Compendium

Les Éditions des Syrtes fêtent leur vingtième année de publications. C’est un âge vénérable, en particulier lorsqu’on promeut la littérature de l’Est et sa poésie. Avec leur somme bilingue en trois volumes de Marina Tsvetaeva (les premiers ont paru en 2016), Les Syrtes abordent Les Grands Poèmes (trad. Véronique Lossky, 2018) de la poétesse. On dispose donc de ses œuvres complètes en français, avec « Le Magicien » (1914), ses deux poèmes d’amour (« De la fin » et « De la montagne ») et dix-neuf autres textes fondamentaux. « Oh muse ! Quitte donc les vides / Boutonniers ! Un bouton ne nous sauvera pas / des vérités étriquées de la révolution – / Toutes se déchirent – // Et toi, barde, si tu es de la famille des démons – / Alors déboutonne-les tous ! »

Cosaque

Écrivain polonais d’importance, Jarosław Iwaszkiewicz (1894-1980) est traduit en français depuis la parution d’Hilaire, fils de comptable (trad. Marie Depuichault, F. Rieder et Cie, 1925). Ce sont les Éditions Noir sur blanc qui portent aujourd’hui ses couleurs romanesques tandis que Paradigme nous fournit les poèmes de son Amour cosaque, inspiré de ses jeunes années ukrainiennes. À travers les senteurs mêlées du cuir et des herbacées chauffées par le soleil, on saisit « l’odeur des lupins, des forêts la fumée ». Datés de 1919 à 1975, les poèmes de cette anthologie sont traversés par la vie et par la mort dans une longue observation métaphysique. La sensualité des amours agrestes côtoie la décomposition des corps chez le jeune homme de 1919, ce cosaque qu’une belle oubliera : « Je suis allé donner l’ordre de seller les chevaux. / Dans le calme du soir je vois la route à l’infini, / Là où un souffle frais va berçant les épis, / que frôle de sa gloire un printemps tout nouveau. »

Conférence

La huitième conférence perdue de Paul Verlaine, consacrée aux Poètes du Nord (Gallimard, 2019), fait surface grâce à Patrice Locmant. Elle était enterrée dans la revue Les Enfants du Nord depuis 120 ans. Preuve renouvelée que les petites revues renferment des perles. Encore faut-il aller y jeter un œil.

Constantes

Julien Blaine n’appartient pas à l’orbe du nouveau : depuis l’âge de 20 ans il publie, performe, fabrique des revues. À se demander si nos lointains descendants ne le confondront pas avec Maurice Lemaître le lettriste productiviste. Blaine est de la catégorie jongleur (images, sujets, typographies). Autobiographe dans Thymus (Le Castor Astral, 2014), il évoque ses amis disparus dans De quelques tombeaux de feus mes amis et de feue mon amie (Au coin de la rue de l’Enfer, 2018 – N.B. : « feu », placé devant un adjectif possessif, est normalement invariable) : Tom Raworth, Joseph Guglielmi, Françoise Janicot, Armand Gatti et, last but not least, Michel Butor. « 1962 // C’est l’année où je publiais ma première revue : Les Carnets de l’Octéor à Aix-en-Provence j’avais 20 ans il en avait 36. » Et le poète de collectionner les butors littéraires de sa connaissance. Il lui manque celui du frère de Loys Masson, André, qui dans Le Temps juste évoque le mont Butor et son pic, soit dit en passant. Mais il s’en gausse, Julien Blaine, car il déroule ses vers dépeignés comme un gars de la balle un peu égocentrique, assez malicieux, terriblement énergique. Il faut que ça bouge chez Blaine.

Comestibles

Sur un mode moins tapageur, Julien Syrac fredonne la Complainte du mangeur solitaire (Gallimard, 2019) en cinquante pages de tercets qui ronronnent sur un régime tranquille, hoquetant parfois et bouclant à l’occasion des rimes volubiles, des allitérations gourmandes. Traducteur vivant à Berlin, il avait été remarqué il y a deux ans avec son roman La Halle aux Éditions de la Différence. Cet intérêt souligné pour les subsistances démontre que les affaires de bouche ne sont pas pour lui peccadilles (« bistrot, buffet : bouée ! »), alors que sa perplexité est immense face au genre humain, « tous autant que nous sommes : bâtards, bâfreurs, barbares ! » Verrait-on le retour de L’Outremangeur de Tonino Benacquista ?

Coups

Comestibles aussi les matériaux que Joseph Ponthus a manipulé au cours de sa jeune vie professionnelle. Voué aux tâches intérimaires, il a goûté aux joies de l’industrie agroalimentaire et de l’abattoir. Il le raconte à grands jets de mots. Ainsi Antoine Audouard avait lui aussi conté la vie des bureaucrates licenciables dans sa chanson de Geste des Jartés (Gallimard, 2013). Lecteur d’Apollinaire, Ponthus raconte comme Georges Navel autrefois ses Travaux (Gallimard, coll. « Folio », 1979), ou bien comme Thierry Metz offrait son Journal d’un manœuvre (L’Arpenteur, 1990), le calvaire du salarié précaire tentant de tenir le coup, taraudé qu’il est par le rythme déshumanisant de la « chaîne de production ». Pour éviter que cette chaîne évoque le boulet du bagne, on parle désormais de « ligne de production ». Son livre s’intitule donc À la ligne (La Table ronde, 2019), et c’est à coup sûr le clou de la saison. Roman en vers, il raconte la vie du lignard de l’usine d’emballage de crevettes avec la ligne en vers libres du poète. Son livre est plein d’émotion et de pensées abattues, mais souvent pétillantes. Après le passage des tueurs, dans les abats et le sang, Ponthus frappe de son merlin sur le front de notre aveuglement : comment nier que notre mode de vie nous pousse à consommer de la misère humaine, en sus du plastique et de l’effroi animal ?

Carbone

Alors que nous bouclons cette « Vitrine en cours », l’actualité nous oblige à revenir sur la cathédrale inaugurale de J.-P. Klée. Offrons à notre tour du bois issu d’Un fragment de forêt (chevaleresque) que nous procure le Slovaque Ivan Štrpka (trad. Silvia Majerska, Le Castor Astral, 2019) :

En pleine nuit un arbre se tient debout. Pas une
feuille ne bouge dans le silence épais
des rameaux. Dans l’extase de la croissance
faisant corps avec lui-même
où s’épaissit la projection du pur déplacement sur place

Eric Dussert