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Critique de la poésie

Article publié dans le n°1215 (01 juin 2019) de Quinzaines

Le spécialiste de Claude Cahun, François Leperlier, nous offre un livre profondément personnel sur son expérience de la poésie, autant comme poète que comme lecteur. Ce qui préside à cet essai est tout à la fois une fascination et une défiance face aux formes grotesques qu’elle peut revêtir.
François Leperlier
Destination de la poésie
Le spécialiste de Claude Cahun, François Leperlier, nous offre un livre profondément personnel sur son expérience de la poésie, autant comme poète que comme lecteur. Ce qui préside à cet essai est tout à la fois une fascination et une défiance face aux formes grotesques qu’elle peut revêtir.

Comme pour nombre d’amateurs de poésie, la fascination de Leperlier est individuelle et remonte à l’enfance. À la différence de la plupart des écoliers, il a « échappé aux nullités de la poésie pour la jeunesse triée par des pédagogues patentés dont on enniaise aujourd’hui les écoliers avant de les écœurer pour de bon ». Parce qu’elle provoque des troubles et de « grandes émotions », la véritable poésie suscite des attentes. Peut-on d’ailleurs la considérer comme un « genre » au même titre que les autres (romans, théâtre, etc.) quand on voit la dévotion qu’elle inspire à certains fervents défenseurs ? Car la poésie aurait « l’infini en soi » (Hegel), elle serait ce « point sublime » (Breton), cette « ascension furieuse » (Char). Ce mythe de la poésie comme « foyer de l’expérience métaphysique et mystique » serait ancré surtout depuis le XVIIIe siècle, et l’on ne peut que le suivre lorsqu’on lit les considérations récentes de Hent de Vries au sujet de la notion de miracle : ce sont paradoxalement les post-théistes, les laïcs de la culture, qui utilisent le vocabulaire de la religion pour la désigner[1]. Cette religion serait basée sur le progrès de la science et de la philosophie idéaliste (Hent de Vries la diagnostique grâce à un poème de Walt Whitman) et prêcherait le miracle du lieu commun à la suite d’un Rousseau et de son admiration pour le miracle de la nature. Cette fascination encourt le risque de se mouvoir progressivement en une démagogie vantant le miracle du banal.

Le point crucial réside dans le soin pris à cerner l’essence même de la poésie. Leperlier la définit autant négativement que positivement, par un sincère souci de définir cet objet, loin de l’exaltation gratuite et de l’acceptation des poncifs et gloires admises (relativisant par exemple « la voix d’Yves Bonnefoy, que j’avoue n’être pas toujours parvenu à me rendre bien claire »). La poésie n’est pas la représentation de sa propre image, à savoir la poésie métatextuelle, la poésie de la poésie, la poésie d’influence structuraliste-textualiste qui « relève d’une métaphysique innommable, jamais assumée ou pensée comme telle » (ce qui prolonge les vues de Meschonnic). Il considère comme lourd de contresens le combat d’un Jacques Roubaud portant sur l’aspect formel et refuse le sempiternel débat autour de la « mort de la poésie ».

Alors, que serait la poésie ? Nous sommes tentés de suivre l’auteur lorsqu’il la lie essentiellement à l’image, à l’analogie. Toutefois, alors que cette question est abordée, l’essai prend une autre dimension, et examine les arguments sociologique, éthique et politique. La question devient celle de la médiatisation de la poésie. Leperlier s’empare du sujet délicat de la politique des aides : « Toute manifestation poétique, administrée, pour être crédible, est condamnée au divertissement, à l’alliance étroite du ludique, de l’idéologique et du commercial. » Ce « poético-festif » (la société de la poésie spectacle n’est pas loin) serait une pollution des esprits. Écœuré par le Printemps des poètes, il termine son chapitre en scandant : « Vive l’automne ! » Les subventions – qui ne concernent pas uniquement les manifestations mais aussi les résidences d’écrivain, les prix littéraires et leur entre-soi, les activités poétiques à l’école – provoqueraient une surreprésentation (et donc indigestion) et une survalorisation (et donc mythification). Ces « appareils d’assistance » sont-ils bénéfiques ? La disproportion entre la maigreur du lectorat et ce surinvestissement institutionnel parle d’elle-même. Cette volonté de promouvoir la poésie viendrait du complexe des poètes à vouloir être reconnus : « Il faudrait donner aux poètes de rudes leçons d’humilité ! » Et l’auteur de trancher : « bien des poètes entendent plutôt nous accabler avec leur esprit de sérieux ou leur enjouement gâteux, leurs alibis moralisateurs, leur mission sociale, jusqu’à nous refaire le coup sinistre de l’engagement – engagez-vous dans la poésie ». Plusieurs pratiques sont prises pour cibles, dont cette paradoxale posture de la poésie subversive subventionnée et ces « exercices narcissiques » de poéticides prenant soin de construire leur œuvre poétique. L’essai aurait tout aussi bien pu s’intituler La Poésie à l’estomac, tant le constat dressé est proche de celui de Julien Gracq.

Si l’essai de Leperlier tourne parfois au pamphlet, la réédition récente des textes de Marc Fumaroli sur la « politique culturelle » inviterait à relativiser certains jugements autour de la médiatisation de la littérature[2]. Adoptant une approche diachronique et étudiant le phénomène sur plusieurs siècles, Fumaroli estime que le rôle de tout mécénat est soit commercial soit intellectuel. La dépendance entre la société et la création (que Leperlier tend à remettre en cause dans les derniers chapitres) n’est pas nécessairement un mal, puisque la qualité d’esthète du mécène a pu contribuer à l’émergence de chefs-d’œuvre. Mais la notion de « poète maudit » est passée par là… Malheureusement, à l’exception de quelques rares jurys esthètes, nombre de mécènes contemporains sont devenus des agents administratifs ou commerciaux.

[Extrait]

« À quoi cela a-t-il tenu si les premiers poèmes que je découvrais enfant m’ont laissé une empreinte assez vive pour aiguiller les lectures à venir et, plus largement, s’ils m’ont donné le sentiment qu’ils avaient un privilège, une fonction supérieure, qu’ils émanaient d’un domaine susceptible de relativiser tous les autres ? Est-on jamais préparé ? Je me plaisais à retenir, difficilement mais avec obstination, et puis à ressasser pour moi-même ces morceaux qu’on nous faisait apprendre, que je ne saisissais qu’à moitié, de travers, sans y voir d’obstacle, tout en m’emplissant de leur mystérieuse évidence. Ils tendaient insensiblement à prendre le dessus dans la concurrence que leur livrait la littérature de jeunesse, tout en recouvrant le terrain des prières mentales en déshérence, dont ils rappelaient l’atmosphère ambiguë, avec de la gravité, de la sollicitude, et des élans sans but ou désorientés, riches d’une émotion indéfinie, vers les choses qu’on nomme et qu’on possède aussitôt, vers les images qui affluent et qui changent la perception des choses, comme par magie

Rétrospectivement, l’impression mélancolique domine, avec l’idée, la plus convenue mais aussi la plus juste, que la poésie a partie liée avec la persistance de ce qui meurt, le retour de ce qui passe, la collision du désir et du temps, de l’infini et de l’impossible, comme si le plaisir éprouvé, l’appétit d’être, le charme même, ne pouvaient naître qu’au cœur de ces tensions conjuguées, devaient l’emporter à tout prix, sinon rien. Dont il faudra bientôt sonder toute la portée affective et spéculative. »

François Leperlier, Destination de la poésie, p. 1-2.

[1]. Hent de Vries, Le Miracle au cœur de l’ordinaire, Encre marine, coll. « À présent », 2019.
[2]. Marc Fumaroli, « La politique culturelle », dans Partis pris. Littérature, esthétique, politique, éd. Paul-Victor Desarbres, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2019.

Eddie Breuil

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