Vitrine en cours... Codicologies (1)

Article publié dans le n°1227 (01 juin 2020) de Quinzaines

Éric Dussert clôture cette chronique avec un billet sur l’histoire du livre.
Éric Dussert clôture cette chronique avec un billet sur l’histoire du livre.

Retour d’affection

L’être humain a-t-il été marabouté ? Depuis qu’il a découvert le codex — le livre à pages qui se distingue du rouleau (volumen) et de l’accordéon (leporello) —, il n’en démord pas, cet animal : il veut des livres ! Essayez de lui faire acheter des e-trucs en plastique à lire, il fait son migraineux et en revient l’air de rien à ses vieux livres de poche, quand bien même ceux-ci seraient passés par de multiples paires de mains (l’œil n’érafle rien.) Résister à une dizaine de campagnes de promotion lourdes de la liseuse-tablette-reader-etc. et n’en démordre pas, cela suggère cette remarque anthropologique : ou bien le codex est une technologie justifiée parce qu’elle répond parfaitement aux besoins de l’être humain, ou bien ce dernier est une créature inepte. La vague sans cesse renouvelée d’études codicologiques et d’essais d’histoire du livre répond dès lors nettement : le lecteur de livres n’est pas un crétin.

Donner le succès aux artistes

L’une des meilleures preuves que le codex passionne est qu’il se vole toujours beaucoup. La journaliste américaine Allison Hoover Bartlett nous a raconté la passionnante enquête du libraire Ken Sanders, un têtu qui traqua durant des années John Gilkey, L’Homme qui aimait trop les des livres (traduit par Cyril Gay, Marchialy, 2018). Avec un butin de 200 000 $, son amour du livre touchait au fétichisme... Autre grand artiste en la matière, celui qui fabriqua l’exemplaire du Sidereus Nuncius Magna Longeque… (1610) prétendument illustré de somptueuses vues de la surface de la Lune par Galilée lui-même. Son labeur a été réduit au rang des chimères en mai 2012, après six ans d’analyses. Le faussaire, qui avait trafiqué avec beaucoup d’astuces le volume, a été démasqué grâce aux méthodes d’investigations modernes. Microscopes, spectographes et rayons sont impitoyables : c’est un faux qu’a vendu le libraire italien et escroc Massimo de Caro pour 500 000 €. Avec le manuscrit de Voynich, jamais un livre n’aura été examiné d’aussi près (l’histoire du livre en a profité pour approfondir ses connaissances.) La passionnante enquête est publiée sous la direction de Horst Bredekamp, Irene Brückle et Paul Needahm avec de nombreuses photographies par les éditions S/Z (SNML, anatomie d’une contrefaçon, trad. de Christophe Lucchese & Arnaud Baignot, préf. Alexandre Laumonier, Bruxelles, 2020).

Protection contre les ennemis

Après l’escroc, le policier. Grâce à Jean-Dominique Mellot, Marie-Claude Felton et Elisabeth Queval, le travail de fichage des gens du livre par le méthodique inspecteur Joseph d’Hémery (1722-1806) a paru au grand jour dans ses délicieux attendus : La Police des métiers du livre à Paris au Siècle des Lumières. Historique des libraires et imprimeurs de Paris existants en 1752 (BnF, 2017). Haut personnage chargé de la surveillance de cette confrérie jalouse de ses petits secrets, d’Hémery associa à son goût de tout savoir celui de la « bonne police ». De 1748 à 1773, il compila des informations parfois très succinctes mais précises sur les mœurs, vies et habitudes des hommes de lettres, et des représentants de la librairie ou de l’imprimerie parisiennes. À côté des grandes affaires philosophiques surgit le fait divers. Ainsi cette veuve Amaultry, « petite, blonde et d’une taille assés epaisse […] une intriguante qui ne se mêle que du plus suspect, qu’elle fournit principalement a tous les robins. Elle a été galante et a tiré parti de cet etat pour emprunter ou plutôt attraper de l’argent sous prexteste d’acheter des livres. » Suit le nom de ses dupes, voire quelque commentaire parfois amusant du policier, qui sort tout à coup de son rôle. Tel quel, le volume présent vaut pour les données incomparables qu’il nous apporte sur 273 libraires et imprimeurs du XVIIIe siècle qui, parfois célèbres, ont été cachottiers à leurs heures, souvent saisis et même emprisonnés. Les gens de lettres figurent, eux, sur le site Internet de l’historien Robert Darnton.

Affection retrouvée

Charlotte Guillard est désormais l’une des femmes imprimeurs de la Renaissance les mieux étudiées. Grâce à Rémi Jimenes, qui lui consacre une monographie magnifiquement éditée (Presses universitaires de Rennes- P. U. François-Rabelais, 2019), on a le sentiment de tout savoir sur cette femme qui, de veuvage en veuvage, en vint à diriger l’atelier d’imprimerie à l’enseigne du Soleil d’or, sis rue de la Sorbonne, depuis 1502 – date de son mariage avec Berthold Remboldt, le fondateur de la première imprimerie française – jusqu’à son décès survenu en 1557, après une vie d’entrepreneure remarquable. Son deuxième époux, Claude Chevallon, lui permit de s’ouvrir aux humanistes, et de mariage en associations avec les savants les plus habiles, elle publia près de 190 éditions. Un parcours exceptionnel aujourd’hui salué par la recherche — laquelle a reçu elle-même le Prix de la bibliographie et de l’histoire du livre.

Succès aux examens

Les éditions S/Z ont produit les passionnantes Promenades au pays de l’écriture (2019) d’Armando Petrucci (1932-2018), la référence européenne en matière de paléographie. C’est parfait, le sujet tombe au CAPES cette année. Une synthèse des enseignements de l’Italien, dispensés notamment à l’université de Rome « la Sapienza », se trouve compilée ici : ce sont des cas exemplaires et des réflexions mûries sur ce que le savant considérait comme l’un des aspects les plus excitants de l’histoire humaine : ses expressions écrites. Sous sa couverture reproduisant une tablette romaine assez granuleuse pour servir réellement d’écritoire, le livre posthume de Petrucci évoque les producteurs d’écrits, le contexte de leur action et les relations de pouvoir. Il rappelle au passage que l’écriture est le plus souvent « hétérodirigée », et appelle de ses vœux une véritable histoire des systèmes de communication, chances et drames mêlés de la société humaine.

Désenvoûtement

Éditrice à l’enseigne du Ver à Soie, Virginie Symaniec vient de publier Barnum, un petit livre terriblement drôle (Signes et Balises, 2019). Elle y raconte son quotidien d’éditrice vendant ses ouvrages sur les marchés au milieu des professionnels de la saucisse, du miel et de la tresse africaine, à l’écart de ce qu’elle nomme assez justement une « escroquerie », c’est-à-dire le marché du livre français et ses pratiques de diffusion rapaces. C’est une probante leçon d’économie générale et de gestion pratique, illustrée et plaisante, pour laquelle nous réclamons les applaudissements et, évidemment, le prix de la lucidité et de l’humour.

Retour au foyer

La Bible est le premier livre où le Hongrois Péter Nádas (trad. Marc Martin, Phébus, 2019) trouvait à exprimer la cruauté ancillaire d’un tout jeune fils de famille. Dans cette novella de 1967, il lui laissait malmener un exemplaire du livre sacré jusqu’au déchirement littéral, à seule fin de blesser une bonne croyante et naïve — elle sauve l’opus.

Eric Dussert