Livre du même auteur

Briser les atomes

Il n’est pas de phrase plus galvaudée que celle de Nietzsche, selon laquelle il s’agit de « faire de sa vie une œuvre d’art ». Pourtant la formule n’a rien d’un slogan snob quand elle est illustrée par la vie de Marina Abramović, narrée dans ses stupéfiants Mémoires : « Traverser les murs ». Une expérience de lecture à conseiller à qui veut respirer un grand bol d’air et se convaincre des potentialités magnifiques de l’art de notre temps, dont certains doutent…
Marina Abramović
Traverser les murs. Mémoires
(Fayard)
Il n’est pas de phrase plus galvaudée que celle de Nietzsche, selon laquelle il s’agit de « faire de sa vie une œuvre d’art ». Pourtant la formule n’a rien d’un slogan snob quand elle est illustrée par la vie de Marina Abramović, narrée dans ses stupéfiants Mémoires : « Traverser les murs ». Une expérience de lecture à conseiller à qui veut respirer un grand bol d’air et se convaincre des potentialités magnifiques de l’art de notre temps, dont certains doutent…

Fille de partisans héroïques de la résistance yougoslave, la plus coriace d’Europe, nourrie de force et corsetée par cette famille dysfonctionnelle de la nomenklatura titiste, Marina Abramović (née en 1946) ressent très vite le besoin impérieux de sublimer et de laisser éclater son inépuisable énergie à travers l’art. Il s’agira de créer ; rien ni personne ne s’opposera à sa marche, celle d’une fille de partisans. Ce n’est pas seulement une pratique à ses yeux, mais la colonne vertébrale de son existence et, à aucun moment, elle n’a douté du sens de sa présence ici-bas.

D’abord seule, puis longtemps avec son compagnon hollandais, seule encore ensuite, avant de transmettre un enseignement à des plus jeunes au sein de son institut, ellemultiplie les performances ahurissantes d’engagement. Elle y plonge corps et âme (qu’elle ne dissocie jamais, en une sorte de spinozisme radical) à la rencontre de sources d’énergie humaines supposées et de nouveaux états de conscience, atteints en particulier par l’acharnement à l’exercice, le dépassement de la douleur comme des limites de l’endurance.

À chacune de ses performances – dont elle raconte, et c’est passionnant, la préparation, les aspects techniques, les enjeux de conception –, elle interroge l’humanité sur des questions essentielles. Des thèmes obsédants, fondamentaux, jamais anecdotiques ni relevant de ces « misérables affaires privées » dont se moque Deleuze dans L’Abécédaire, reviennent durant toute une vie de création, relancés par des rencontres ou des croisements artistiques (avec Bob Wilson, par exemple).

L’amour est-il créateur d’une troisième entité, au-delà du couple ? Dégage-t-il une énergie particulière, rassemblant celles qui sontproprement humaines, dont nous pouvons rechercher les traces par l’art ? Avons-nous la faculté de percevoir, par la déstabilisation des sens, d’autres niveaux de réalité ? Question classiquement soulevée par les artistes, mais que Marina Abramović n’a pas hésité à affronter avec son propre corps, en se mettant en danger et surtout en affrontant la douleur puis en la dépassant. Quels spectacles sommes-nous disposés à subir ? Quand prendrons-nous nos responsabilités ? Marina Abramović n’a pas hésité à créer une performance proposant des dizaines d’objets au public, autorisé à en user sur elle comme bon lui semblerait, et à jouer pleinement le jeu pour interroger les comportements induits. Jusqu’où peut-on aller profondément, ici et maintenant ? Ce choix du présent nous transforme-t-il ? Laisse-t-il entrevoir de nouvelles formes d’existence ? Et elle n’a pas non plus hésité à aller frontalement à la rencontre des cultures qui ont cherché des réponses à ces interrogations : la culture tibétaine ou celle des Aborigènes, pour qui passé, présent, futur, sont déjà ou encore là.

En repoussant sans cesse ses propres limites, quitte à marquer son corps à vie, à s’évanouir et à saigner, elle interroge la notion même de limite, la reconsidère comme une possible frontière vers d’autres contrées. À chaque expérience, elle brise les cloisons entre l’art et la vie, entre les cultures les plus étrangères, entre le réel et sa représentation, clamant que l’art est un moyen de transformer l’existence – et non un caprice esthétique.

C’est ainsi qu’elle en a traversé des murs, elle, la Yougoslave, très liée à son ascendance et, en même temps, l’artiste universelle qui ne se paie pas de mots. Par sa vie, Marina Abramović est l’exemple même d’une identité qui n’oppose pas, tant s’en faut, la certitude de l’« enracinement », au sens de Simone Weil, au sentiment d’appartenance à une humanité sans frontières. Elle a vécu sur tous les continents : dans le désert australien, auprès des chamans brésiliens et au sein de l’intelligentsia new-yorkaise… Elle a été la seconde personne à parcourir une bonne moitié de la muraille de Chine à pied (le gouvernement chinois lui barrant la première place devant son projet). Mais elle s’est toujours sentie slave ! 

Ces Mémoires sont spirituellement très riches, mais ils ne se réfugient jamais dans le verbiage à la seule portée des artistes contemporains. Bien au contraire, la simplicité du propos va de pair avec l’ambition ontologique très élevée de l’œuvre d’art, affaire d’une vie, jusqu’à refuser explicitement d’être mère pour mieux se consacrer à son œuvre.

Quelle figure attachante que cette femme pleine d’empathie (ce qui désamorce systématiquement le scandale autour d’elle) et qui a choisi l’art, quel qu’en soit le prix. Car « ça passe ou ça casse » – et, très longtemps, la contrepartie, ce fut la pauvreté et l’incompréhension de sa famille ! Elle qui osa performer nue dans la Yougoslavie titiste, il est aussi drôle de la sentir très fleur bleue, voire on ne peut plus conformiste dans ses conceptions de la vie de couple.

Avec Marina Abramović, l’art contemporain a conservé une capacité à frapper le cœur de tous : une dimension humaniste au sens le plus fort, primaire presque, du terme, qui ne peut laisser indifférent. Comme dans cette performance, The Artist is Present, où elle a reçu, pendant trois mois, des milliers de gens prenant place silencieusement, un à un, face à elle, et où elle a laissé surgir ses larmes les plus profondes, révélées par la stupeur d’être là.

Son œuvre est conforme au paradigme de l’art contemporain, mais elle le tire des ornières habituellement déplorées par une certaine critique (« L’art, c’était mieux avant », pour faire court). Dès sa jeunesse, elle a senti que le cadre d’un tableau, la dimension d’un objet, étaient trop étroits pour ses ambitions nucléaires. Née avec l’ère atomique, Marina Abramović déploie son énergie dans un espace mobilisant toutes les dimensions et lui permettant de fracturer les cadres imposés. De briser les atomes pour en dégager de l’énergie. La forme de la performance le lui a permis, et elle a porté cet art éphémère jusqu’à sa plus sublime expression. Sa radicalité n’a pas été une coquetterie, mais le moyen d’aller au-devant de ses hautes ambitions spirituelles et communicationnelles.

Voilà une rencontre possible, une vraie ! Sidérante plutôt que choquante. Marquante plutôt que scandaleuse. Certes, vous n’aurez peut-être pas la chance de la voir, les yeux dans les yeux, dans une salle du MoMA, mais vous pourrez la côtoyer à travers les pages de ce livre étonnant. Bienvenue dans l’explosion Marina Abramović !

Jérôme Bonnemaison