A lire aussi

Livre du même auteur

Ce que le cinéma chercherait à saisir

Jean Paul Civeyrac est cinéaste. Le titre de son dernier film est Mon amie Victoria (2014), une adaptation du roman de Doris Lessing Victoria et les Staveney. Après un recueil d’articles, Écrit entre les jours (De l’incidence, 2014), Rose pourquoi laisse entendre combien son œuvre cinématographique travaille avec la littérature, la musique et la philosophie.
Jean-Paul Civeyrac
Rose pourquoi
(P.O.L.)
Jean Paul Civeyrac est cinéaste. Le titre de son dernier film est Mon amie Victoria (2014), une adaptation du roman de Doris Lessing Victoria et les Staveney. Après un recueil d’articles, Écrit entre les jours (De l’incidence, 2014), Rose pourquoi laisse entendre combien son œuvre cinématographique travaille avec la littérature, la musique et la philosophie.

Un soir, il y a quelques années, à une époque sans doute où nous regardions davantage la télévision et consultions moins Internet, Jean Paul Civeyrac – pour tenir compagnie peut-être à une insomnie – est tombé par hasard, comme l’on dit, sur la séquence d’un film, de quelques minutes seulement, mais ces quelques minutes se sont éternisées dans sa mémoire et il a ressenti le besoin d’en élucider le « pourquoi » : un pourquoi, s’applique-t-il à démontrer, qui serait une des spécificités du cinéma. Le film en question, qu’il a identifié une dizaine d’années plus tard, est Liliom de Frank Borzage, un vieux film américain de 1930 avec Rose Hobart dans le rôle de Julie et Charles Farrell dans celui éponyme de Liliom (à ne pas confondre avec la version de Fritz Lang de 1934). Raconter l’histoire, recontextualiser la séquence que Jean Paul Civeyrac a tirée de sa camera oscura, n’est pas le propos du livre ou, plus exactement, le livre reposerait en partie sur la différence qui distinguerait les films du cinéma, la « poésie verticale » du cinéma de l’horizontalité narrative des films.

Rose et Charles (Jean Paul Civeyrac préfère désigner les personnages par leurs noms d’acteurs) déambulent dans une fête foraine, avant de prendre un verre et d’entamer une brève conversation. Il s’agit d’une rencontre amoureuse, d’un « coup de foudre », et nous comprenons très vite que Rose est plus éprise que Charles, que Charles ne voit pas comment Rose le regarde, comment elle est pleine de l’amour qu’elle éprouve à son égard. L’intensité des yeux de Rose est l’œil, la caméra par laquelle Jean Paul Civeyrac invite son lecteur à entrer dans les mystères « sans pourquoi » du cinéma, en référence à la « rose sans pourquoi » d’Angelus Silesius, mais aussi à Roger Nimier ou à Vladimir Jankélévitch. « C’est en faisant cette expérience dans l’intégralité de son déploiement, au creux d’un temps curieusement arrêté, que Rose devient elle-même sans pourquoi, c’est-à-dire s’offre à nous dans la bouleversante nudité de son être apparu, dans le pur jaillissement de son existence, sans mots et sans raison nécessaire. »

Dans une des rares occurrences biographiques et après une petite anthologie d’épiphanies cinématographiques en écho à celle de Liliom, Jean Paul Civeyrac évoquant Ordet de Dreyer (la résurrection d’une femme aimée) reconnaît que sa formation philosophique, au départ, n’est pas étrangère à cette approche : « Ordet, écrit-il, (EN ROMAIN ?) est comme l’exemple ultime de ce dont je veux parler (le cinéma dans l’exercice explicite de son pouvoir à faire apparaître la vie, à la rendre présente dans un éclat d’origine). »

Mais la méditation de Jean Paul Civeyrac procède par étapes et dévoile lentement le ravissement du visage de Rose. Après le préambule, un chapitre analyse le scénario de Frank Borzage, le jeu des acteurs, les décors, la photographie en noir et blanc, le son, le découpage. Ensuite, un autre chapitre analyse pas à pas la séquence elle-même, restitue les dialogues, s’arrête sur chaque image significative (la mise en page des photogrammes est extrêmement minutieuse). Nous revivons le drame intérieur qui se joue à la fois dans le cœur de Rose et dans l’émotion de Jean Paul Civeyrac jusqu’à l’acmé – le photogramme qui révèle le visage, les yeux pénétrants de Rose – et que tout retombe dans la banalité ordinaire de la fête foraine.

Cette extase amoureuse de Rose qui envahit l’image (un érotisme d’une extrême pudeur) échappe à la temporalité, à l’histoire que raconte le film. Elle ne possède ni commencement ni fin. En elle se reflète de manière indicible « quelque chose », ce que le cinéma chercherait à saisir, un « événement épiphanique ». Lorsqu’il a revu Liliom, Jean Paul Civeyrac ne se souvenait pas que le film était parlant ni qu’il était accompagné d’une bande musicale et, de cet oubli, il en conclut que, dans le langage cinématographique, tout serait fondu comme dans l’opéra : théâtre, mots, chant, orchestre, ne sont plus que l’expression des « seules puissances de la musique ». Ainsi, dans les quelques minutes de la séquence de Liliom, récit, dialogues, jeu des acteurs, découpage, montage, son, auraient créé un effet de même nature, quelque chose de « proprement musical » qui aurait déplacé le sens vers un « inexprimable » instaurant par là même un « très paradoxal silence du visible ».

Cette expérience n’est toutefois en rien « immersive ». L’oubli ne correspond pas à un oubli de soi. Quand nous regardons un film, on s’oublie dans l’histoire qu’il raconte. Plus l’image englobe, incorpore le spectateur en elle, plus elle le capte de façon sensorielle, immédiate, et moins l’épiphanie est possible, précise Jean Paul Civeyrac. La remarque est valable pour l’art ou la littérature en général (lire n’est pas que dévorer l’histoire que raconte un roman). Quand advient au contraire l’événement épiphanique, on a le sentiment soudain de reprendre possession de soi, d’être là, d’exister, de se réveiller. Comme Julie rencontre Liliom, une « rencontre essentielle » a lieu entre deux solitudes – la solitude du cinéaste et la solitude du spectateur –, qui, pendant un instant, redonne au monde sa présence et qui éclaire un soir d’ennui devant la télévision. « Par la communion de deux rythmes, le temps d’une extase, une corde se met à vibrer, ténue et follement puissante, créant un rapprochement muet d’existences singulières et sans pourquoi, organisant leurs irrémédiables solitudes en chœur monadique, en buissonnement d’énigmes, en communauté passagère. »

Jean-Pierre Ferrini

Vous aimerez aussi