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Article publié dans le n°1028 (16 déc. 2010) de Quinzaines

 Dans une poignée de jours, la proclamation du prix Louis-Delluc 2010 viendra clore officieusement une année de cinéma français. Le cliché usuel est de considérer ledit prix comme le Goncourt du cinéma, à la différence près que la vingtaine de critiques qui élaborent l’ultime sélection ne sont pas, comme les distingués membres de l’Académie, juges et parties : aucun ne fait métier de cinéaste, aucun n’appartient à une écurie de producteur ; leurs votes ne dépendent pas de la recherche d’un savant équilibre entre maisons d’édition et les considérations financières n’y ont que peu à voir, le poids du Delluc se calculant en capital symbolique et ne se doublant que rarement d’un nouvel afflux de spectateurs. Pas de magouilles, ni de manœuvres florentines, c’est le film qui correspond le plus précisément au cahier des charges (« exigence artistique, cinéma d’auteur et reconnaissance publique ») qui sera élu par l’aéropage, en son âme et conscience.
 Dans une poignée de jours, la proclamation du prix Louis-Delluc 2010 viendra clore officieusement une année de cinéma français. Le cliché usuel est de considérer ledit prix comme le Goncourt du cinéma, à la différence près que la vingtaine de critiques qui élaborent l’ultime sélection ne sont pas, comme les distingués membres de l’Académie, juges et parties : aucun ne fait métier de cinéaste, aucun n’appartient à une écurie de producteur ; leurs votes ne dépendent pas de la recherche d’un savant équilibre entre maisons d’édition et les considérations financières n’y ont que peu à voir, le poids du Delluc se calculant en capital symbolique et ne se doublant que rarement d’un nouvel afflux de spectateurs. Pas de magouilles, ni de manœuvres florentines, c’est le film qui correspond le plus précisément au cahier des charges (« exigence artistique, cinéma d’auteur et reconnaissance publique ») qui sera élu par l’aéropage, en son âme et conscience.

Nulle ironie dans ce préambule, même si l’on ne vibre pas selon les mêmes phases que certains jurés : si l’on prend le palmarès des deux dernières décennies, excepté deux ou trois titres gonflés à l’hélium, on ne relève pas d’incongruité majeure. Nos propres choix auraient été presque toujours différents, mais ce sont des films incontestables qui ont été couronnés. Et même si les lauriers étaient attribués, comme on le craint, à l’apothéose sulpicienne qui a tant ému le Festival de Cannes et le public international, nous la saluerons d’un coup de béret français. Notons simplement que les huit titres du dernier carré offrent un échantillonnage des qualités du cinéma hexagonal – des films d’auteur pur et dur (Des filles en noir, Jean-Paul Civeyrac) ou pur et moins dur (White Material, Claire Denis) ou moins pur et moins dur (Tournée, Mathieu Amalric) à ceux des grands héritiers de la tradition, Polanski, Beauvois et Tavernier – et des ambiguïtés nouvelles de la production. Les deux meilleurs films de l’année sont Carlos d’Olivier Assayas et Les Mystères de Lisbonne de Raul Ruiz. Problème : ce sont l’un et l’autre des téléfilms de six heures, dont le spectateur en salle n’aura connu qu’une version abrégée (problème déjà posé avec Lady Chatterley de Pascale Ferran, prix Delluc 2006) – un peu comme si on avait décerné le Goncourt à un digest du roman de Houellebecq. De toute façon, la question de la forme définitive d’un film se pose de plus en plus : entre la version d’exploitation, la version télévisée éventuelle et la version director’s cut de l’édition DVD (Carlotta, dans son coffret Murnau, présente même la version « ultime » de L’Aurore), quelle est la « vraie » ?

Pas d’injustice dans la sélection pour le Delluc de la première œuvre, puisqu’elle contient Belle épine de Rebecca Zlotowski et La Vie au ranch, de Sophie Letourneur, les deux (modestes) révélations de l’année – regrettons que le film d’Alix Delaporte, Angèle et Tony, ne sorte qu’en janvier : sur un fond social précisément recréé (des pêcheurs normands), Clotilde Hesme, enfin dans un rôle principal, s’y montre aussi remarquable en chômeuse borderline qu’en aristocrate malivole chez Ruiz. On peut s’étonner de l’absence dans la liste de Memory Lane, salué comme un chef-d’œuvre par une bonne part de la critique-qui-fait-les-réputations, bien représentée dans le jury dellucois. Avouons que le film de Mikhaël Hers, vu en mars dernier, ne nous avait laissé qu’un souvenir fluide, qu’il importait de réanimer. Quitte à désespérer Garches, notre première impression n’a pas été contredite ; on sent ce que l’auteur a voulu faire (d’autant que ses moyens métrages, Primrose Hill et Charell, d’après Modiano, traçaient déjà les limites de son territoire) : capter, pour reprendre le titre du premier court de Guy Debord, le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps. Des vingt-cinquenaires (les personnes) se retrouvent, dans la proche banlieue ouest où ils ont grandi (les lieux), au long des deux mois d’été (le temps). À partir de cette trame, en fonction des fils qui vont s’entrecroiser, on peut tout obtenir, du meilleur au pire (1) : Memory Lane se place entre les deux, alternant moments de charme ténu – la lumière d’août dans une cour d’école déserte, une promenade au petit matin le long du métro aérien, le regard sur un père malade – et tunnels – répétitions musicales, soirées festives, déambulations collectives, ce pont-aux-ânes des films de « jeunes » – où la grâce trop sollicitée (ah, ces ralentis poétiques) s’effiloche. Vouloir filmer l’impondérable est courageux, mais le génie de la situation ne répond pas toujours à l’appel, et l’effet Koulechov, tous ces gros plans sur lesquels le spectateur peut plaquer les sentiments qu’il désire, n’est pas suffisant pour charger le film de l’intensité recherchée. La petite musique qui se joue là n’est certes pas indifférente, elle est simplement trop dépourvue de calcium.

L’anémie, en revanche, n’est pas ce qui guette les personnages du Nom des gens, de Michel Leclerc, et surtout pas Bahia Benmahmoud, son héroïne, apôtre d’un militantisme actif, qui consiste à séduire les électeurs de droite pour en faire des électeurs de gauche – selon une échelle sexuelle précise en fonction de l’imprégnation politique de la proie : une journée pour un centriste, dix jours pour un nationalo-frontiste. Le caractère improbable de la chose inquiète dès l’abord – à partir d’une telle donnée, on craint du Bigard à l’envers. Par bonheur, il ne s’agit que d’un détail pour situer le personnage, et l’histoire d’amour entre cette trombe jamais en repos et l’amateur d’oiseaux introverti (et jospiniste, espèce aussi rare que le dodo de l’île Maurice) qu’interprète Jacques Gamblin échappe à tous les schémas attendus. Michel Leclerc et Baya Kasmi (sa compagne, ce qui donne au film sa bonne dimension de vécu) ont signé là le plus plaisant scénario comique (presque un oxymore pour un film français) concocté depuis belle lurette, réussissant à aborder, derrière le badinage enlevé, des problèmes d’ici et de maintenant, le métissage, le poids de l’Histoire (l’évocation de la rafle du Vél’ d’Hiv est la plus justement forte des quatre vues cette année sur les écrans), l’intégrisme et tutti quanti, le tout sans jamais verser dans le démonstratif. Et Sara Forestier trouve (enfin) un rôle à la mesure de son énergie, digne des screwball comedies américaines des années trente, La Fille de la 5e Avenue ou La Baronne de minuit. Nous voilà rassuré : des jeunes cinéastes français sont capables de mettre en jeu une vis comica originale, sans avoir recours à des vaudevilles fatigués à peine repeints. Et, ô joie, le public semble suivre.

Sara Forestier, Clotilde Hesme, Léa Seydoux, Florence Loiret-Caille, Anaïs Demoustier, Clémence Poésy, les trois Mélanie, Laurent, Thierry et Doutey, on en oublie : depuis quelques années, le cinéma français a connu une floraison d’actrices étonnantes. On a tant vu Ludivine Sagnier – 31 ans, plus de quarante films depuis vingt ans – qu’on pensait ne plus avoir à la découvrir. Elle nous a cependant surpris. Aux antipodes de son personnage de carriériste carnassière de Crime d’amour (Alain Corneau), sa prestation en Lily, la femme-enfant sauvageonne de Pieds nus sur les limaces, de Fabienne Berthaud, est ce qu’elle a produit de plus fort depuis la Julie de Swimming Pool (François Ozon). Le rôle de cette sauvageonne privée de sur-moi, femme-enfant imprévisible, fée d’un royaume domestique sans contraintes, qui peint les ongles de son dindon et tricote des pulls pour ses arbres, pouvait donner lieu à tous les débordements, comme souvent les peintures de la déviance. Elle s’en sort remarquablement, bien aidée par Diane Kruger, sa sœur et sa moitié d’orange. L’empathie avec laquelle la réalisatrice filme son petit monde (adapté de son propre roman) presque exclusivement féminin – mais le regard sur les hommes est juste – mérite un détour. Le charme et la fragilité, tant recherchés par Mikhaël Hers, on les retrouve ici, à l’état natif. Entre Potiche et Mon pote, on peut déguster cette pâtisserie subtile, histoire de se refaire le palais.

1. Et à propos de meilleur, on pense à Villa Les Dunes (1972) et Du côté des tennis (1976), intrigantes variations entre le je-ne-sais-quoi et le presque-rien signées Madeleine Hartmann-Clausset, cinéaste dont on aimerait bien savoir ce qu’elle est devenue.

Lucien Logette

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