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L’odyssée du latin

Article publié dans le n°1158 (01 oct. 2016) de Quinzaines

Correspondant de l’Institut, professeur émérite à la Sorbonne, où il a occupé la chaire de littérature latine de la Renaissance, Pierre Laurens est l’auteur de nombreux ouvrages, dont les sujets couvrent deux millénaires, de la littérature grecque alexandrine à la littérature latine classique et à celle de la Renaissance. Dans le présent livre, l’auteur retrace à grands traits l’histoire de la linguistique et, à travers elle, les principales étapes de la constitution d’une grande langue de civilisation, le latin. Il signe un livre instructif, ludique et destiné à un large public.
Pierre Laurens
Les mots latins pour Mathilde : Petites leçons d’une grande langue
Correspondant de l’Institut, professeur émérite à la Sorbonne, où il a occupé la chaire de littérature latine de la Renaissance, Pierre Laurens est l’auteur de nombreux ouvrages, dont les sujets couvrent deux millénaires, de la littérature grecque alexandrine à la littérature latine classique et à celle de la Renaissance. Dans le présent livre, l’auteur retrace à grands traits l’histoire de la linguistique et, à travers elle, les principales étapes de la constitution d’une grande langue de civilisation, le latin. Il signe un livre instructif, ludique et destiné à un large public.

Dans son introduction, intitulée « Au lecteur », Pierre Laurens souligne le contraste entre l’essor inégalé des recherches en linguistique (en particulier, grecque et latine) et la difficulté croissante des élèves et étudiants à maîtriser les bases de la langue classique. Les Mots latins pour Mathilde veut constituer un pont entre ces deux mondes. Dans son adresse au lecteur, l’auteur rappelle les apports multiples et variés de la linguistique : la grammaire comparée des langues indo-européennes, la philologie historique, la morphologie lexicale, la sémantique, la lexicologie, ainsi que la grammaire comparée des langues romanes. De tout cela, qu’a retenu la pédagogie du latin ? Étonnamment peu.

La première partie expose la constitution du matériau de la langue latine. Celle-ci est le produit d’une combinaison entre un fonds commun hérité et les emprunts lexicaux faits aux langues avec lesquelles elle s’est trouvée en contact par le biais des guerres et des échanges culturels. Le mythe de l’origine et de la diversité des langues a toujours fasciné l’humanité, comme en témoignent le Cratyle de Platon ou le récit biblique de la tour de Babel. De là naît, dès le XVIIe siècle, la postulation d’une protolangue, l’indo-européen, qui a donné lieu à l’arbre généalogique des langues indo-européennes que nous connaissons et à des débats plus que passionnés ! Avec clarté et pertinence, Pierre Laurens analyse, en suivant
l’ordre  alphabétique, les mots latins tirés du fonds indo-européen. Il cherche ainsi à mettre au jour la filiation de la langue latine à partir de ce qu’il est convenu d’appeler le proto-indo-européen, pour extraire ce qu’on pourrait appeler l’ADN du latin. Un chapitre particulièrement intéressant met en lumière l’enrichissement que le phénomène de l’emprunt a apporté à la langue latine : emprunts aux langues méditerranéennes, aux Étrusques, aux Grecs.

Dans la deuxième partie, Pierre Laurens se concentre sur l’enrichissement du lexique. Il met en relief les processus grâce auxquels une collectivité a réussi, au long de son histoire, à diversifier l’appareil du langage. De cette manière, les locuteurs ou les scripteurs de la langue latine parviennent à exprimer des nuances de plus en plus nombreuses et de plus en plus fines, s’agissant de leur réalité physique, morale et sociale. Après une recherche portant sur les origines des mots, l’auteur s’attarde sur la morphologie dérivationnelle (la formation de mots nouveaux à partir de mots existants). Il explique les phénomènes de préfixation, de suffixation, de composition et d’agglutination. Sa démarche s’appuie sur quelques références bibliographiques fondamentales pour aborder de tels sujets. En outre, l’exposé raisonné foisonne d’exemples de toutes sortes qui créent un réseau lexical signifiant pour le lecteur.

La troisième partie aborde les questions de sémantique et, notamment, celle de la polysémie. En effet, au travail de la langue sur la langue qui aboutit à la multiplication des mots, s’ajoute un autre processus, qui découvre dans le mot une multiplicité de sens, les acceptions différentes d’un même mot équivalant à autant de mots nouveaux. Ce phénomène avait depuis longtemps suscité l’attention des rhéteurs et des théoriciens du style, comme par exemple Quintilien, qui, dans son Institution oratoire, définit le trope comme « le transfert d’une expression de sa signification naturelle et principale à une autre ». Sémantique et polysémie : ce sont surtout quatre Français, Émile Littré, Arsène Darmesteter, Michel Bréal et Antoine Meillet, qui ont contribué aux progrès de cette discipline. Les générations suivantes de linguistes ne cesseront plus d’explorer ce domaine de recherche. Le chapitre que Pierre Laurens consacre au glissement sémantique intéressera tout particulièrement le lecteur, dans la mesure où il entre en contact avec un phénomène universel, qui va du particulier au général ou du général au particulier, du physique au moral, du propre au figuré, du concret à l’abstrait, etc. Le lecteur est confronté à l’extraordinaire productivité de ce phénomène : il effectue un voyage au pays de la variété des mots, de leurs nuances, de leur évolution sémantique toujours riche d’enseignements.

Dans la quatrième et dernière partie, intitulée « Vers le français », Pierre Laurens expose l’odyssée pluridimensionnelle du latin vers le français. Le latin n’était à l’origine que la langue d’une petite bourgade établie au bord du Tibre, prise en étau entre deux civilisations avancées, celle des rois étrusques et celle des cités de la Grande Grèce. Cette langue au devenir et à l’expansion hors du commun est la mère de l’italien, du français, de l’espagnol, du portugais, du roumain, etc. La langue latine s’impose grâce à la conquête militaire, au succès de la romanisation et à l’assimilation culturelle et linguistique. Elle s’est rendue maîtresse d’abord de l’Italie, puis d’une grande partie du monde habité. Rapidement établie dans la péninsule italienne, elle s’impose aussi, au moins comme langue officielle, dans le monde grec et hellénistique qui, au moment de la conquête, dispose pourtant d’une culture supérieure. Elle triomphe dans la partie occidentale de l’Europe, notamment en Espagne et en Gaule. Dans tous ces pays, le latin s’est imposé grâce à une politique assimilatrice d’une grande intelligence. Ce fort sentiment d’unité s’exprime à basse époque par le substantif « Romania », le monde romain, par opposition à « Barbaria » ou à « Gothia ». Pour la même raison, on appelle en général « roman commun » le parler vulgaire destiné à donner naissance aux diverses langues romanes dont le français. L’auteur analyse ensuite la dislocation de la Romania et la différenciation selon les régions des mots hérités du latin commun. Le latin vulgaire, attesté par un très petit nombre de textes (grammaires, glossaires, auteurs tardifs, notamment chrétiens), est reconstruit par l’étude comparée des langues romanes qu’il a produites.

Pierre Laurens retrace avec limpidité les étapes de la transformation du latin au roman, de l’ancien français au français ; il termine par des « logogriphes » ou « pièges de mots » auxquels le lecteur pourra s’essayer.  

Franck Colotte