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Pourquoi notre époque a besoin de Nietzsche

En lisant Deviens ce que tu es et Pourquoi nous sommes nietzschéens  (réponse-riposte au Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens paru  en 1991), on prend la mesure de l’urgence qu’il y a à recourir à la pensée  de Nietzsche. En tant que « nom d’une philosophie de la vie » (Alain Jugnon),  Nietzsche délivre une pensée qui danse comme un antidote  à la « détresse du présent ».
Dorian Astor
Deviens ce que tu es. Pour une vie philosophique (Autrement)
Dorian Astor
Alain Jugnon
Pourquoi nous sommes nietzschéens (Les impressions nouvelles)
En lisant Deviens ce que tu es et Pourquoi nous sommes nietzschéens  (réponse-riposte au Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens paru  en 1991), on prend la mesure de l’urgence qu’il y a à recourir à la pensée  de Nietzsche. En tant que « nom d’une philosophie de la vie » (Alain Jugnon),  Nietzsche délivre une pensée qui danse comme un antidote  à la « détresse du présent ».

Se tenant au plus loin d’un nietzschéisme édulcoré, soluble dans l’air du temps, le Nietzsche intempestif dont dix-sept auteurs s’emparent pour le relancer ailleurs (Dorian Astor, Alain Jugnon, Michel Surya, Bernard Stiegler, Monique Dixsaut, JeanClet Martin, Frédéric Neyrat, Paul Audi, Hadrien Laroche, Avita Ronell, Philippe Beck, Giuliano Campioni, Miguel Morey, Jean Maurel, Stefan Lorenz Sorgner, Alain Jouffroy et Jean-Luc Nancy) est le médecinarpenteur d’une civilisation rongée par la dislocation. Il ne s’agit pas d’un manifeste mais de la mise en mouvement de celui qui, diagnostiquant la haine de la vie au principe de la métaphysique, cassa en deux l’histoire de la philosophie.

Non pas un guide ou un mentor, mais un éveilleur, un créateur de concepts à la hauteur de la danse et de la musique, un pourvoyeur de joie. Comme nombre d’auteurs du volume le développent, notre époque confirme tragiquement les diagnostics de Nietzsche, leur brûlante actualité. Le généalogiste qui a mis au jour la fable utile de la vérité, le perspectivisme, le soubassement instinctuel, inconscient de la pensée, nous délivre à la fois les clés de compréhension de l’hyper-nihilisme actuel et les ripostes pour y remédier et acter ce que Bernard Stiegler nomme la bifurcation d’un Anthropocène/Capitalocène invivable, en proie à la disruption, à la non-pensée vers le contre-nihilisme du néganthropocène. Ce recueil témoigne combien la nouvelle manière de philosopher impulsée par Nietzsche ne fait que commencer, à quel point elle propose des outils pour affronter les problèmes contemporains (transhumanisme, ordre marchand, dogmatismes de tous poils…) et pour opposer un contre-feu au nihilisme.

Dans son essai, le philosophe, germaniste et musicologue Dorian Astor déplie magistralement la formule de Pindare que Nietzsche remit à l’honneur : « deviens ce que tu es ». En suivant l’évolution de son sens à travers les siècles, en se l’appropriant et en la dotant d’une conceptualisation inédite, en la faisant varier, Dorian Astor la met à l’épreuve de sa fécondité. C’est à un éblouissant voyage à l’intérieur des puissances libératrices de cet impératif que l’auteur nous convie. Si, paradoxalement, une injonction (« deviens ») porte en elle des contre-aliénations, des valeurs émancipatrices, c’est à condition de l’alléger de sa transitivité ; ce n’est qu’en ne sachant rien du soi qu’on deviendra et des moyens pour y accéder, ce n’est qu’en lisant la devise en la délestant de toute substance, de toute essence identitaire, qu’elle livre ses harmoniques libératoires.

Les mutations que subit la formule pindarique au fil du temps s’inscrivent dans le passage de la sagesse des Anciens (il n’est de connaissance que du limité, du déterminé – éthique du juste milieu d’Aristote, fortification de l’âme chez les stoïciens et les épicuriens, à l’écart des devenirs excessifs) au paradigme chrétien, qui renverse l’articulation entre fini et infini (infini divin valorisé, homme fini opaque, instable), et enfin à la modernité (saut du « monde clos à l’univers infini » analysé par Alexandre Koyré, la liberté de Dieu devenant celle de l’homme, l’inachèvement de ce dernier étant à la fois son épreuve et sa chance).

L’œil généalogique de Nietzsche dévoile comment, ayant pris peur face au hasard, à l’imprévisibilité du devenir, ayant voulu le contrôler, le diriger, les Modernes ont frayé la voie à la médiocratie contemporaine, au règne de l’homme moyen. Contre le nihilisme des Modernes, contre l’Homme abstrait, moyenne statistique, contre les falsifications des puissances de vie et la logique binaire de la métaphysique, Nietzsche recourt à la formule de Pindare afin de raviver un projet de « grande politique », de « grande santé ». Il redynamise aussi la fonction que les stoïciens et les épicuriens assignaient au philosophe : être médecin de l’âme, comme Nietzsche sera le médecin d’une civilisation avalée par le nihilisme de « l’homme qui veut périr ». L’affrontement légendaire entre Héraclite et Parménide se rejoue dans le heurt entre Nietzsche et les artisans de la Métaphysique : à un idéalisme qui a valorisé l’être contre le devenir (et dressé les dualismes de séries, l’unité, la fixité, l’éternité, la vérité, axiologiquement prônées contre la multiplicité, le changement, la fugacité, l’erreur condamnés), il oppose une philosophie du devenir qui fasse pièce à la maladie des prêtres, à l’homme du ressentiment qu’il fait remonter à Socrate.

Faisant jouer les résonances de la formule qui compose le sous-titre d’Ecce homo – « comment l’on devient ce que l’on est » –, Dorian Astor en détecte la mise à l’épreuve chez Foucault et chez Simondon. Dans l’auscultation de ces cinq mots, « Deviens ce que tu es », il est des contresens qui ôtent toute sa sève à l’énoncé : l’acception nietzschéenne est on ne peut plus loin d’un déploiement de l’essence que l’on est de toute éternité. On n’entre dans un devenir-soi que dans la mesure où nous ne savons pas ce que nous sommes, au sens où il s’agit d’une création formelle, d’une sculpture de soi, dira Foucault. Effet de forces impersonnelles, dénué d’essence, l’homme n’a pas d’identité donnée. Le devenir dessine un mixte de déterminisme et de liberté, d’amor fati et de constructivisme, dès lors qu’il est à la croisée d’un processus vital, d’une volonté qui régit tout et d’un projet libre.

Parmi les clichés qui « plombent » Nietzsche, Dorian Astor déconstruit celui d’un éloge du chaos des pulsions, de la transe, d’un retour à l’indifférencié, alors que Nietzsche est le penseur de la maîtrise de soi, du couple formé par un dionysiaque extatique et un apollinien mesuré. Afin que les puissances vitales gagnent en intensité, conquièrent la grande santé, il leur faut la contrainte.

Des pages denses sont consacrées à la discordance entre la psychanalyse freudienne et Nietzsche, plus encore entre une psychanalyse adaptatrice (qui, trahissant Freud, travaille à l’assujettissement des subjectivités à l’ordre social, à l’empire marchand, reconduisant les structures de la domination) et le penseur de l’éternel retour. La défiance de Nietzsche vis-à-vis du langage (à dépasser par la musique), de la grammaire, de la conscience – instances qui essentialisent et réduisent les forces à une moyenne, sont des vecteurs de grégarité, de falsification des devenirs – annonce déjà Deleuze. Dorian Astor montre combien la formule nietzschéenne « devenir ce que l’on est » est deleuzienne : nulle visée d’un moi stable, d’un ego réifié, objectivé, mais l’entrée dans un devenir impersonnel, plus que personnel, non au sens de grégaire mais d’une singularité excédant les bornes égoïques. C’est un devenir à rebours de la réification à laquelle travaillent la culture, le pouvoir, le désir parfois.

Longer la devise, l’ouvrir comme on ouvre des pétales, c’est aussi analyser ses caricatures, ses fourvoiements : devenir un moi performant, un moi-start-up comme finalité produite par une méthode alors que le propre du devenir est de relever de l’énigme, d’un problème sans filet. La lecture que propose Astor du devenir soi est prise dans un champ vitaliste où l’élan à devenir se heurte à ce qui le limite, l’entrave. Par des boutures avec Canguilhem ou Simondon, les processus d’individuation définissent des devenirs ouverts, non fléchés, se rejouant dans cesse, au fil desquels un foyer de forces se cristallise, s’arrache à l’indéterminé. Deux réquisits sont posés : il n’y a pas d’essence préjudicielle, l’être est acte, non pas substance ; de l’ordre de l’imprévisible, d’une naissance recommencée, le processus du devenir ne répond pas à une téléologie, à la visée d’un terme final. Une éthique en découle, définie par une ouverture à l’événement, et sans normativité dictant la manière d’actualiser les devenirs potentiels.

Cet essai accomplit ce qu’il déplie. Il établit avec nous des zones de concrescence, des bougés. Sa lecture nous transforme, augmente la grande santé du corps, l’amplitude de notre âme, dirait Leibniz. De tonalité deleuzienne, il énonce pour finir qu’il n’y a pas de création littéraire sans un devenir impersonnel par lequel l’écrivain rejoint la vie, se défait de son petit moi, de son vécu, pour entrer dans des blocs de devenir. Ces modulations dans l’impersonnel sont remarquablement tissées par ce spécialiste de Wagner qui déchiffre la formule « deviens ce que tu es » comme un leitmotiv dont il décline les variations et les fugues.

[ Extrait ]

« Devenir ce que l’on est, c’est tenter de résoudre le problème que nous sommes. Et si nous ne savons jamais ce que nous sommes, c’est parce que tout problème disparaîtrait avec sa résolution définitive »

Dorian Astor, Deviens ce que tu es, p. 135.

Véronique Bergen

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