La mesure du désordre

Article publié dans le n°1103 (16 avril 2014) de Quinzaines

Les écrits de Roubaud sont presque tous empreints d’humour et, même graves voire tragiques, animés du plaisir de jouer : la sainte au paradis ne peut lever les bras au ciel «puisqu’elle y est », elle supplie «le Seigneur de Là-haut d’offrir aux musiciens/un autre patron par exemple saint Jean-Sébastien/et de désespoir se bouche les oreilles ».
Jacques Roubaud
Tokyo infra-ordinaire (Le Tripode)
Jacques Roubaud
Octogone (Gallimard)
Les écrits de Roubaud sont presque tous empreints d’humour et, même graves voire tragiques, animés du plaisir de jouer : la sainte au paradis ne peut lever les bras au ciel «puisqu’elle y est », elle supplie «le Seigneur de Là-haut d’offrir aux musiciens/un autre patron par exemple saint Jean-Sébastien/et de désespoir se bouche les oreilles ».

Le mathématicien qu’il est, l’érudit, l’inventeur de nouvelles prosodies, l’écrivain inlassable, capable d’écrire tout si ce n’est peut-être un roman (encore qu’il s’y soit mesuré), et surtout un roman policier, genre qu’il envie comme tous les poètes, se prend-il au sérieux ? L’écumeur de la Bibliothèque nationale, des bibliothèques à travers l’Europe (et plus) à la recherche de sonnets, tous les sonnets répertoriés (Soleil du soleil), le découvreur de l’alexandrin quotidien, celui qui se propage comme un virus dans nos propos (La Vieillesse d’Alexandre), le traducteur, adaptateur ou emprunteur des mots des autres, Japonais, Irlandais, ou Anglais, ou Indiens d’Amérique (Partition rouge), l’« élucideur » infatigable de ses propres méandres à travers les méandres, les circonvolutions, les volutions et les croche-pieds de l’existence (Le Grand Incendie de Londres), cet homme-là se prend-il au sérieux ? L’admirateur de Raymond Queneau, la vedette de l’Oulipo, le passionné des troubadours, cet homme, oui, qui anima durant trois décennies des séminaires rue de Lille, devant un auditoire qui vieillissait en même temps que lui, ce grand compteur qui sait aussi conter, traducteur de la Bible, ce Qohélet, ce grand marcheur, ce provençal, est-il un homme sérieux, est-il à prendre au mot, doit-on le suivre, doit-on le croire ?

Il ose beaucoup, il se ressemble mais sans se répéter, il réunit des formes déjà utilisées, les parcourt, les propose dans son nouvel opus, son Octogone, un inventaire de ses différents tons, de ses différents tours. Le sonnet, classique ou pas (la règle, indispensable, doit être trahie). Les blocs semés de blancs et de répétitions, qui transforment le poème en musique (répétitive évidemment). Les paragraphes de prose : sur les Nuits, par exemple, et les étoiles qui vont avec, qui « contenaient comme toujours le présent, étant passées par tant de passé ». Les strophes de vers libres mélangées à nouveau aux sonnets. Il est exact, toujours, énonce des vérités pareilles aux théorèmes qui glissent vers le loufoque :

« être enfant n’est pas
rassurant
être mort non plus »
« soixante-sept ans
de stupeur
comme le temps passe ! »

Poèmes en forme de tridents, aussi coupants que des haïkus. Poèmes composés comme des partitions — musicales, visuelles —, avec des mots en capitales qui jalonnent les lignes. Allégresse des vers :

« Oublie les soleils, oublie les vents
Je ne sais même pas
Où ils vont

“Allons la terre, légèrement !”
La terre plate, la terre tombe
Est une roue puisée de l’ombre
“Allons la terre, légèrement” »

Son projet obstiné : découvrir la mesure du désordre. C’est ainsi qu’il rapproche, qu’il établit une parenté entre la poésie du troubadour Arnaut Daniel et la partie de cartes, car « battre les cartes, c’est détruire un ordre, effacer quelque chose, essayer d’oublier la partie précédemment jouée. Mais si l’on recommence les mêmes gestes, on finira par retrouver l’ordre initial ». Principe de la sextine, de la mongine et de la joséfine (ces deux dernières s’inspirent de l’analyse d’un tour de cartes). Quelquefois les poèmes se souviennent que leur auteur a adapté le roman du Graal

« où chaque dame est la meilleure selon son troubadour personnel
où mort d’aimer c’est, et mort de n’aimer pas
[…]
où le vers est accord et le désir descort ».
Dans la très belle dernière partie, les énumérations sont bloquées par la mort :
« ni ciel, ni firmament, ni étoiles, ni soleil, ni lune,
ni planètes
seuls les morts étaient là ».
Et la mathématique se fait philosophie :
« Les objets appartiennent à plusieurs espaces
[…]
d’où cet air provisoire qu’a le monde
comme s’excusant ».
La vie est un couteau, la mort y est parfaite. C’est une rue en pente, et en la descendant on a « la sensation du passé, d’un loin passé, d’une autre rue » où l’on ne parvient pas à revenir, se retrouver. Heureusement l’aimée existe, on peut
« la caresser, la pénétrer
Toucher ses yeux
avant que les doigts ne « gèlent de vieillesse ».

Tokyo infra-ordinaire, cuvée 2014, est la dernière version du même ouvrage publié en 2003 et 2005. Jacques Roubaud y explore par la marche ou le métro « les réseaux de cette ville et de sa mémoire », autrement dit il y expose « les variations d’une pensée en ordre de marche ». On y retrouve les décrochements, les numérotations et les incises des proses du Grand Incendie de Londres, on se réjouit du mélange d’érudition et de simplicité qui rend littéraire même le parler courant (« tranquille, cool quoi »). On y rit constamment : « Dans Tokyo je suis analphabète, linguistiquement quasi muet, linguistiquement à peu près sourd ». On s’y régénère tant on rit. On y goûte la jelly anglaise, grâce à quoi on prononce comme il faut le th anglais, on circule dans l’empire des Signos ; on y découvre le principe prosodique du poème en trident grâce à la mutation, dans la bouche d’un éminent universitaire nippon, de Malraux en maruro et de Wittgenstein en vito gentushan ; on est conforté dans l’idée que le mont Fuji est une invention de poètes et d’agences touristiques ; on découvre les merveilleux appareils sanitaires de l’entreprise Toto, « fidèle au bidet, presque aussi obsolète en Europe que la poésie ». On fait la connaissance d’une dame coccinelle, dont le poète s’éprendrait bien s’il ne s’apercevait qu’il n’est pour elle « qu’une place assise ». On retrouve avec lui les troncs des arbres empaquetés « dans de la toile de jute, genre immeubles en réparation »… Et on conclut que non, vraiment, Jacques Roubaud ne se prend pas au sérieux.

Énigme : Trouver le sens du titre dans la lecture du livre ou dans la solution à la question suivante : comment couvrir un coffre carré de 608 inches de côté avec 26 carrés tous inégaux dont le côté est un nombre entier d’inches?

Marie Etienne