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Le modèle arendtien est-il une démocratie culturelle ?

La pensée d’Hannah Arendt n’est pas univoque lorsqu’il s’agit du contenu de l’action politique. En s’attardant sur sa théorie du « jugement de goût », on peut néanmoins dessiner les ...

La pensée d’Hannah Arendt n’est pas univoque lorsqu’il s’agit du contenu de l’action politique. En s’attardant sur sa théorie du « jugement de goût », on peut néanmoins dessiner les contours d’un modèle concret : la démocratie culturelle.

On reproche souvent à Hannah Arendt une vision élitiste du politique. Au niveau conceptuel, c’est principalement en raison du fait que l’action, qui est l’activité politique pour la penseuse, est sans contenu précis, puisqu’elle se caractérise par sa capacité à créer de la nouveauté. Sa lecture passionnée des auteurs antiques ne l’a pas aidée à être plus concrète : déjà chez Aristote, la politique est moins une affaire pratique qu’une forme de vie, idéalement incarnée dans l’amitié et protégée des enjeux prosaïques qui remettraient en question la priorité de la relation sur le faire. Arendt aurait pareillement fait de la politique le privilège des quelques-uns dotés des moyens de consacrer leur vie à la discussion éclairée entre pairs, seuls à même de cultiver l’unicité de leur humanité, car non soumis à des impératifs matériels.

Une théorie politique inachevée

Il serait naïf de croire qu’Arendt, qui a évolué dans les cercles restreints des meilleures institutions américaines, soit restée imperméable à la forme-université, dont la sociologie la plus élémentaire a montré le caractère inégalitaire. Néanmoins, il y a peut-être une cause plus simplement pragmatique à l’absence de description univoque, chez Arendt, de ce que signifierait s’engager politiquement : son décès inopiné.

Durant les années 1960-70, donc à la fin de sa vie, une thématique traverse ses écrits et interventions : le jugement. Ce terme lui vient d’Emmanuel Kant (1724-1804) et de sa Critique de la faculté de juger (1790) où il est notamment question du « jugement de goût ». Arendt consacra un séminaire à la notion, publié de façon posthume sous le titre Cours sur la philosophie politique de Kant, matrice du volume conclusif, jamais rédigé, de sa trilogie sur la vie de l’esprit. La coïncidence a, sur le plan de l’histoire des idées, quelque chose de tragique : ces leçons devaient donner une formulation concrète à la pensée politique de Kant, qui n’est nulle part explicite, et ouvrir – c’est notre hypothèse – sur une clarification de la pensée politique d’Arendt. Nous voici donc assignés à la tâche que la penseuse s’était elle-même donnée : envisager une théorie politique sur la base d’une théorie du jugement de goût.

Juger ensemble le commun

La principale raison pour laquelle Arendt s’intéresse au jugement de goût est sa communicabilité. Le jugement de goût, notamment à l’égard des beaux objets, suppose une « publicité » : la présence d’autrui. L’autrice justifie cela assez simplement en précisant que le plaisir – qui est le thème majeur du jugement de goût – est intensifié lorsqu’il est partagé. On désire échanger une opinion sur un film apprécié afin d’obtenir une confirmation, et partant une amplification, de notre jouissance. De façon plus étonnante, Arendt estime que c’est à travers la publicité – le fait d’être au centre d’une délibération – que l’objet vient à l’existence. « Le jugement du spectateur crée l’espace sans lequel [les beaux objets] ne pourraient pas même apparaître », affirme-t-elle. Il n’y a, chez Arendt, de monde humain que dans le commun. Kant estimait d’ailleurs que la liberté de penser n’est rien sans la liberté de communiquer. Comment savoir, sans être compris par autrui, si nous pensons correctement, ou si la réalité est bien telle qu’on l’entrevoit ?

Le jugement de goût devient dès lors l’activité par laquelle un monde partagé se constitue. Ceci en fait une pratique politique ; il organise ce qui nous entoure, puisqu’il tranche sur ce qui est visible ou non. De surcroît, juger en matière de goût, ce n’est pas uniquement rendre l’objet digne d’intérêt, et par conséquent le faire apparaître publiquement ; c’est anticiper ce que ressentent les autres, soumettre ses propres impressions à la discussion et potentiellement changer d’opinion. Arendt est étonnamment claire à ce propos : « l’activité du goût décide comment voir et entendre ce monde ». Autrement dit : lorsqu’on juge, on met en question le sensible. On interroge le goût immédiat, qui s’impose nécessairement, en le plaçant à distance par le jeu de la discussion.

Interroger le sens commun

Arendt conclut ses cours sur Kant en indiquant que l’objet définitif sur lequel porte le jugement de goût n’est pas tant l’artéfact tangible comme l’est l’œuvre d’art mais le jugement lui-même. Le jugement qui procure potentiellement le plus de plaisir survient lorsqu’on évalue nos propres intuitions. On peut songer à la satisfaction éprouvée lorsqu’on constate, à propos d’une hypothèse, qu’on avait raison. Or le système des jugements de goûts partagés a pour nom le sens commun. Il s’agit, pour le dire rapidement, de l’ensemble des jugements tels qu’ils sont professés par l’intermédiaire, non pas des individus seuls, mais du collectif. Le sens commun intervient lorsque nous jugeons au nom de ce que tout le monde dirait, nous soumettant dès lors à la contrainte de l’universel. Puisque le jugement final, nous l’avons vu, est celui sur le jugement, la communauté qui évalue son propre sens commun est une communauté qui se demande si elle juge adéquatement le monde, ce qui est peut-être le sommet de l’inquiétude politique pour Arendt.

Le sens commun n’est pas, à ce titre, un refuge conservateur, mais jouit d’une profonde contingence. D’une part, il est remis en jeu au gré des jugements de goûts émis constamment par les individus, qui redéfinissent les contours du visible. D’autre part, le sens commun est subordonné à une communauté plus large, celle de l’humanité. Arendt, encore : « quelqu’un juge toujours comme le membre d’une communauté, guidé par [...] son sensus communis. Mais en dernière instance, ce quelqu’un est un membre d’une communauté mondiale par le simple fait d’être un être humain ». À ce titre, le jugement qui est le plus digne d’être posé est celui qui prend en considération la situation de toutes les subjectivités terrestres. C’est toute l’importance de l’hospitalité chez Kant : plus un jugement est communicable, plus universelle en est l’approbation, plus il est valide. Une telle épistémologie réclame une empathie radicale et revêt une actualité particulière à l’heure où nous cherchons globalement un rapport renouvelé à la nature pour sortir de l’impasse écologique.

La démocratie culturelle

Voici peut-être une clé afin de spéculer sur le contenu de l’action politique arendtienne. La proposition d’Arendt, basée sur le jugement de goût, serait une « démocratie culturelle », puisqu’elle qualifiait elle-même le jugement d’« activité culturelle ». La démocratie culturelle consiste à se saisir, dans le jugement collectif, du devenir de nos goûts et dégoûts. Ceci a pour effet d’étendre le champ de l’engagement politique à toute renégociation du sensible, et ce notamment au domaine de l’art, qui remet de fait constamment nos goûts en question. Aujourd’hui, on constate, sous l’angle de la démocratie culturelle, qu’on ne peut plus laisser impunément la société s’atomiser face aux plateformes et s’étonner à chaque élection que des rapports au monde délétères refassent surface : misogynie, fascination pour la force, racisme. Le goût entraîné par la consommation automatique des contenus réactionnaires se soustrait totalement à l’exercice du jugement, car il n’est jamais remis en cause et prend en considération uniquement le groupe des profils semblables. On n’accusera pourtant pas aussi facilement l’homme seul face à l’écran de s’abrutir, car sa solitude vint aussi, en première instance, du refus de quelques-uns de prendre en considération le goût des autres.

Démocratie et totalitarisme à l'épreuve du logos : comment Hannah Arendt renouvelle la tradition antique grecque

Après un parcours initialement axé sur les langues et la littérature, Clara Piraud a soutenu en septembre 2024 une thèse de philosophie intitulée : « Démocratie et totalitarisme à l’épreuve du logos : comment Hannah Arendt renouvelle la tradition antique grecque ». Elle enseigne actuellement la philosophie à l’université de Strasbourg et a débuté des études de droit.

La « crise » que diagnostique Arendt, dans ses multiples déclinaisons, crise de l’éducation, crise de la culture, crise du sens de la politique, est avant tout une crise de la parole. Face à ce constat, elle se tourne vers les Grecs anciens, qui apparaissent alors comme des interlocuteurs avec lesquels elle dialogue, sur la base d’une commune humanité qui peut transcender les lieux et les époques. Ainsi, les Grecs ont fait l’expérience d’un certain usage de la parole, ou du logos, qui nous permet de comprendre, par contraste, que la modernité, et a fortiori le totalitarisme, ont mis à mal cette capacité humaine de parler.

Mon travail dégage ainsi trois types de paroles qu’Arendt va puiser chez les Grecs, pour les opposer à trois avatars négatifs de la modernité. Ces distinctions sont les miennes et non celles d’Arendt, mais se proposent comme une grille de lecture des textes arendtiens. Il faut les comprendre avant tout dans un sens anhistorique : si l’on peut voir une opposition historique entre des paroles vivantes dans l’Antiquité grecque et leur versant négatif dans la modernité, il s’agit en fait bien davantage de capacités humaines présentes en l’homme, que les lieux et les époques actualisent ou laissent en sommeil. Il n’est pas impossible de trouver dans la modernité des moments de parole politique, par exemple ; c’est bien ce que fait Arendt quand elle prend l’exemple du groupe des pairs de Rosa Luxemburg, pour n’en citer qu’un.

Pour ce premier type de parole, la parole politique, en tant qu’elle s’oppose à la Vérité du philosophe, susceptible de se transformer en idéologie, Arendt va puiser dans l’Antiquité grecque des modèles et anti-modèles, voyant chez les Grecs la naissance du conflit non résolu entre pensée et action, ou entre philosophie et politique. La condamnation à mort de Socrate par la cité jouerait le rôle d’événement fondateur pour les philosophes, notamment pour Platon : voyant que la vérité philosophique est impuissante sur la scène publique, car elle devient une doxa parmi les autres, il en arriverait à la conclusion que seule une forme de contrainte exercée par le philosophe sur la cité pourrait lui garantir une forme de sécurité et de stabilité. Cette conclusion serait non seulement antipolitique (car la politique n’existe que quand il y a un échange de doxai, de points de vue, qui se veulent véridiques, et non pas « vrais » dans un sens absolu), mais également antisocratique car Socrate, dans les réflexions politiques d’Arendt, apparaît comme celui qui encourage les Athéniens à exprimer leurs doxai, leurs points de vue sur le monde commun, les rendant ainsi « amis » les uns des autres. Cette vision singulière du personnage s’appuie sur une distinction relativement artificielle entre Socrate et Platon, car Arendt s’appuie quasi exclusivement sur les écrits platoniciens pour forger son Socrate. Dans ce panorama, Aristote occupe une place intermédiaire, car tantôt elle le place du côté de Platon, comme philosophe qui place le bios theôrêtikos au-dessus du bios politikos et dévalue ainsi les affaires humaines pour leur instabilité, et tantôt elle puise chez lui des conceptions qui lui permettent de penser la politique, comme la distinction entre la polis et l’oikia, la phronêsis, la philia ou la praxis. Elle réinterprète toutefois ces concepts dans un sens qui maximise leur dimension politique, jugeant la pensée politique aristotélicienne déjà trop empreinte de catégories tirées de l’expérience du foyer. La mentalité politique grecque se trouverait en réalité dans le discours de Périclès rapportée par Thucydide : la polis y apparaît comme l’institutionnalisation politique de l’espace public mis au jour par l’entreprise des héros homériques. Arendt trouve ainsi chez les Grecs une forme d’expérience de la fondation – fondation dans ce cas d’un espace politique.

Le deuxième type de parole que je dégage est la parole narrative ou le récit, qui s’oppose à la science historique : cette dernière explique les actions humaines quand le récit en donne une compréhension. Arendt trouve alors dans les récits du poète homérique et de l’historien antique un type de parole à opposer à l’explication qui se veut univoque et mécaniste : le récit du poète-historien antique ne se veut pas « objectif » au sens moderne, mais « impartial » dans le sens où il est capable de reconnaître la « grandeur » des « héros » quel que soit leur camp et de l’immortaliser par son récit. Cette capacité à adopter plusieurs points de vue pour faire le récit le plus véridique qui soit se retrouvera dans ses textes plus tardifs sur le jugement : on comprend que derrière la référence kantienne qu’elle mobilise dans les années 1970 se cache la référence homérique. Arendt donne elle-même un exemple de ce type de parole, notamment dans ses « Réflexions sur Little Rock », dans l’épilogue d’Eichmann à Jérusalem, ou encore dans Men in Dark Times, montrant ainsi que cette capacité de parole qu’elle trouve chez le poète-historien antique peut en fait être mise en pratique dans un contexte bien différent.

Le troisième type de parole que je dégage est la parole dialectique, ou la pensée qu’Arendt conçoit avec Platon comme dialogue intérieur de soi avec soi-même. Si Platon était un repoussoir dans les textes politiques, il devient un interlocuteur de choix dans les textes éthiques, car c’est un Socrate très platonicien qu’Arendt oppose à Eichmann. On constate alors que Socrate, à l’instar de Platon, peut endosser plusieurs rôles : alors que dans le texte « Socrate » (1954) Arendt insistait sur son rôle politique au sein de la cité athénienne, dans les textes postérieurs au procès Eichmann elle en fait une figure de la pensée, capacité humaine en tension avec la capacité d’agir : dans « De la désobéissance civile », notamment, elle en fait la figure de l’objecteur de conscience, par opposition au désobéissant civil, c’est-à-dire à celui qui place le souci pour l’harmonie de son âme avant le souci pour le monde. Cette tension entre pensée et action, pour une part irréconciliable car elle correspond en réalité à une tension au sein même de l’être humain, se retrouve ainsi dans la figure de Socrate elle-même.

Ainsi, cette étude des Grecs d’Arendt m’a conduit à conclure que ceux-ci sont avant tout des exemples : elle s’appuie sur eux pour incarner des concepts et des capacités humaines. Ils deviennent alors des interlocuteurs, quelque peu caricaturés pour les besoins de la cause, ou du moins réduits à certains traits de leur pensée ou personnalité. C’est en véritable équilibriste qu’Arendt procède ainsi. Considérant elle-même que le penser est un exercice dangereux, elle accepte de courir ce risque en dialoguant avec les auteurs du passé pour comprendre le présent. Cette façon de faire n’est toutefois pas explicitée par Arendt, sauf quand elle réinvestit la figure de Socrate dans ses textes éthiques, parlant alors explicitement d’idéal-type. Il faut néanmoins comprendre que cette façon de penser par exemples et de dialoguer avec ceux-ci vaut en réalité pour l’ensemble de ses appels aux Grecs, et plus largement pour l’ensemble de ses références. Bien qu’elle ne le dise pas ainsi, Arendt n’entend pas délivrer la Vérité sur les auteurs, mais propose un certain point de vue sur ces derniers, plus véridique que vrai.

[Jean-Baptiste Ghins est diplômé en philosophie de la KULeuven (Belgique) et de l’ENS de Paris. Il est actuellement doctorant en philosophie contemporaine à l’UCLouvain et membre de la chaire « Valeurs et politiques des informations personnelles » (Institut Mines-Télécom). Ses recherches concernent principalement la relation entre esthétique et politique telle qu'elle se matérialise dans les industries culturelles numériques.]

Jean-Baptiste Ghins

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