Les sables de l'interprétation

Article publié dans le n°1153 (16 juin 2016) de Quinzaines

Dans les années 1970, les sémioticiens ont ouvert les vannes de l'interprétation des œuvres. Depuis, des ouvrages majeurs, comme Lector in fabula d'Umberto Eco, ont créé des émules chez...

Dans les années 1970, les sémioticiens ont ouvert les vannes de l'interprétation des œuvres. Depuis, des ouvrages majeurs, comme Lector in fabula d'Umberto Eco, ont créé des émules chez des littéraires qui ont parfois attrapé la maladie de l'interprétation : l'affabulation. Sans aller jusque-là, il est possible de mesurer les dégâts causés par les interprétations imprudentes : on a vu des universitaires bâtir un « art de Rimbaud » à partir d'une version des Illuminations dont plusieurs philologues et rimbaldiens ont montré l'incohérence ; on a vu des spécialistes de Pascal gloser sur le célèbre fragment du divertissement « on aime mieux la chasse que la poésie » alors qu'il fallait simplement lire « on aime mieux la chasse que la prise » ; on en a vu d'autres prendre pour argent comptant les diatribes d'Alceste et le considérer comme un vrai misanthrope, ou, chez le même auteur, considérer Dom Juan comme un vrai libertin (y aura-t-il un jour quelqu'un pour considérer Tartuffe comme un vrai dévot ?). Bien évidemment, on répliquera qu'on peut lire une œuvre comme on l'entend, mais interpréter autorise-t-il à se livrer à des contresens ? Les excès ne traduisent-ils pas parfois un aveuglement volontaire, une façon de voir dans une œuvre (ou dans le parcours d'une vie) ce qu'on aimerait y voir, plutôt que ce qui s'y trouve ? 

Il est pourtant facile d'éviter ces interprétations fantaisistes, si l'on s'appuie sur des faits, sur des éléments sûrs, et plus précisément sur des éditions critiques rigoureuses, sans quoi nous bâtissons sur du sable. Et le travail d'édition des œuvres classiques n'est pas un frein à l'interprétation, mais un préalable nécessaire. Il ne prétend pas imposer une seule lecture, ni même percer le mystère de certaines œuvres ; il a, en revanche, comme avantage de permettre de rejeter des interprétations assurément étrangères aux intentions de l'auteur, si séduisantes soient-elles. 

Mais il arrive aussi que des interprétations abusives engendrent de splendides mirages. Quand les auteurs disparaissent, leurs œuvres ne sont-elles pas orphelines ? Malléables et influençables, elles sont placées sous la tutelle d'éditeurs qui bien souvent les habillent comme ils l'entendent, les transforment et leur donnent des apparences inédites. Il est alors difficile pour le lecteur de comprendre qu'il a entre les mains une œuvre achevée (devrait-on dire « accouchée ») par l'éditeur. Car un accord implicite veut que l'auteur dont le nom est apposé sur la couverture soit le responsable de l'œuvre publiée de cette façon : pourtant, les Pensées de Pascal ne sont-elles pas autant celles de Condorcet, de Bossut, de Havet, de Brunschvicg, de Lafuma, de Martineau, de Sellier, et de tous les prestigieux éditeurs qui se sont efforcés de leur donner une forme ? C'est pourquoi il est utile de savoir comment ont été composées les éditions et quel est le texte qu'elles offrent au lecteur, sous le nom d'un auteur qui peut n'y être plus pour grand-chose.

Eddie Breuil