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Picasso Cézanne

Non pas Cézanne Picasso, ordre qui ouvrirait, une fois de plus, à une chronologie, à une thématique de l’influence, réelle ou supposée, de l’aîné (1839-1906) sur l’œuvre du cadet (1881-1973), du maître sur l’apprenti. Mais l’exposition d’Aix est en ceci éclairante qu’elle est bâtie sur Picasso, sur Picasso à Vauvenargues, dans l’ombre de Sainte-Victoire.

EXPOSITION AU MUSÉE GRANET
Aix-en-Provence
25 mai – 27 septembre 2009
catalogue collectif sous la direction de Bruno Ely, directeur du musée Granet
280 pages illustrées, 39 €

Non pas Cézanne Picasso, ordre qui ouvrirait, une fois de plus, à une chronologie, à une thématique de l’influence, réelle ou supposée, de l’aîné (1839-1906) sur l’œuvre du cadet (1881-1973), du maître sur l’apprenti. Mais l’exposition d’Aix est en ceci éclairante qu’elle est bâtie sur Picasso, sur Picasso à Vauvenargues, dans l’ombre de Sainte-Victoire.

Au château de Vauvenargues, Picasso fut enterré, quasi secrètement. Jacqueline, sa veuve, le fut aussi, près de Pablo. Depuis, sa fille, Catherine Hutin, héritière d’une part importante de l’œuvre de son beau-père et du château de Vauvenargues, tenait les portes closes de l’austère demeure. Durant cet été elle organise des visites liées à l’exposition du Musée. Elle y a largement contribué par le prêt d’œuvres de son immense collection. Le catalogue est dédié « À Catherine ».

Pas seulement des portraits de Jacqueline. Certaines œuvres montrent la parenté de thèmes, voire de facture : portraits, natures mortes, baigneurs et baigneuses... D’autres sont marquées d’un sceau singulier, le sceau Vauvenargues. Picasso n’y fit qu’une halte de deux ans (1959-1961). Il y fit transporter sa collection personnelle : Chardin, Corot, le Douanier Rousseau, Braque, Matisse, l’autoportrait de Miró, cinq Cézanne, dont le Château noir (1905-1906). Il échangea avec fierté, une de ses peintures contre la Mer à l’Estaque. Et, surtout, il peint. Sans relâche. Il invente un nouveau Picasso.

Peter Handke dans La Leçon de la Sainte-Victoire (traduit pas G.-A. Goldschmidt en 1985) nous conduit sur la route d’Aix au Tholonet que prenait Cézanne, face à Sainte-Victoire, à son versant éclairé opposé à l’ubac sombre de Vauvenargues, aux antipodes du terroir de Cézanne. Le long de cette « route de Cézanne », sur la gauche, le Château noir que Picasso acheta en 1930. Le philosophe Henri Maldiney y demeura, y fréquenta Tal Coat à qui son voisin, le peintre François Aubrun, établi au domaine Saint-Joseph fournissait des châssis. Cézanne a peint cette vaste demeure alors propriété des Jésuites : le tableau est à New York, au MOMA. Maldiney a analysé la lumière émanant des œuvres de ces artistes. D’Aubrun, qui vient de mourir, Georges Duby a écrit : « le travail d’Aubrun consiste à fixer sur ces diverses surfaces ce qui ne se fixe pas, ne se capture pas, ce qui se dérobe sans cesse, insaisissable, la lumière ». Peintre de cette lignée formée dans la lumière de Cézanne, Ségolène Aubrun fait surgir ses objets dans l’espace où ils prennent leur assise.

L’influence de Cézanne fut différée. Picasso, Miró ont, entre autres affinités, une attirance pour Van Gogh. « Pendant longtemps je me suis méfié de Cézanne, me disait Miró, comme s’en sont méfiés Breton et Eluard. Ce n’est que plus tard que j’ai compris que Cézanne avait tout cassé. »

De Monet, Cézanne et Picasso retiennent la série et la variation. À quoi s’ajoute, parallèle aux compositions de Proust (qui ne cite qu’une seule fois le nom de Picasso), ce que Roland Penrose appelle le rassemblement de styles comme à l’exposition le Portrait de Dona Maria, « classique », et des « femmes au fauteuil » à l’écriture torturée. Ces compositions à l’écriture nouvelle, très singulière, Proust en donne un exemple dans les branches de tilleul désséchées dans la tasse dont les fleurs « ayant perdu ou changé leur aspect, avaient l’air des choses les plus disparates, d’une aile transparente de mouche, de l’envers blanc d’une étiquette, d’un pétale de rose, mais qui eussent été empilées, concassées ou tassées comme dans la confection d’un nid ». Les tableaux de sable de Picasso sont des coups d’audace dont l’éclat est tout intérieur.

Les deux peintres, pendant un temps, retinrent l’attention d’un même marchand, Ambroise Vollard. On ne voit pas à l’exposition le portrait peint par Cézanne en 1899, et celui peint par Picasso en 1901. Tous les peintres voulaient, en peignant Vollard, gagner les faveurs du marchand. « Mais, disait Picasso, c’est tout de même mon portrait cubiste qui est le meilleur. »

La date de 1901 est climatérique dans la rencontre Picasso Cézanne. C’est à cette date que Picasso devient Picasso, abandonnant le patronyme, très commun, de Ruiz et adoptant le nom, rare, de sa mère. À cette date il a pu voir, chez Vollard, l’exposition de 36 toiles de Cézanne. Et lui-même expose chez Vollard.

Dès lors les historiens de l’art ou leurs familiers ont rapporté leurs propos, transformés en aphorismes, fournissant des clés de la peinture nouvelle. À Joachim Gasquet, jeune poète provençal ami de Cézanne, on doit par exemple « La couleur est le lieu où notre cerveau et l’univers se rencontrent ». Et encore dans le Cézanne de Gasquet (Éd. Bernheim 1921 ; Éd. Cynara 1988) : « une pâle palpitation enveloppe les aspects linéaires. Les terres rouges sortent d’un abîme. [On voit Bibémus.] Je commence à me séparer du paysage, à le voir. Je m’en dégage avec cette première esquisse, ces lignes géologiques. La géométrie mesure la terre ». Ce que Proust appelait le substrat linéaire des choses.

Cézanne et Picasso se réfèrent l’un et l’autre à Frenhofer, le héros de Balzac, attaché des années durant à la réalisation du Chef-d’œuvre inconnu, œuvre faite de couches de peinture superposées, qui, destinées à accrocher la lumière, aboutissent à un « pâté de couleur claire », tandis que de la figure de la femme aimée ne subsiste qu’un entrelacs de lignes. « Il n’y a rien sur la toile », ironisait Poussin. Peter Handke, au pied de Sainte-Victoire, évoque lui aussi Frenhofer.

Par son intermédiaire peut s’amorcer le dialogue du peintre et de son modèle. Un petit dessin (non exposé) représente Cézanne réalisant la figure d’une femme (invisible). Mais c’est peut-être dans les natures mortes, principalement dans celles où sont placées, offertes à notre regard, des pommes. De la pomme, Picasso tire une figure géométrique, la définition d’un espace cubiste. Cézanne appelle une tout autre attention sur les pommes. Sur les étagères du magnifique buffet de Budapest (présent à l’exposition) une pomme règne solitairement au plus haut, trouvant sur le plateau du meuble sa rime. Ailleurs, parmi les fruits d’une composition se détache une pomme « fessue ». Picasso luimême, en 1909, dessine une pomme à entrée sexuelle, comme Cézanne dans Nature morte à la cruche de 1892. Des Baigneuses Cézanne rend le sexe indistinct. Les sexes, Picasso, durant toute son œuvre, les mettra en évidence, les ouvrira à notre regard.

La pomme de Picasso n’a pas les mêmes replis que celles de Cézanne. Du polyèdre de 1909 procède, en partie, l’écriture cubiste. Cette même année Picasso dessine une étude pour Le Réservoir de  Horta de Hebro, ensemble géométrisé de toits, dont l’exemple avait été donné par Cézanne en 1886 dans la vue du Village de Gardanne.

Parmi les toiles peintes à Vauvenargues, trois vues du village lui-même, d’une facture nouvelle, surprenante. Dans le récit que constitue La Leçon de la Sainte-Victoire, manque un chapitre : Vauvenargues. Handke fait l’ascension de la face noire de la montagne, met en italiques le nom de Vauvenargues, mais ignore la présence du château. Et s’empresse de redescendre en gagnant le versant ouest, celui de la lumière de Cézanne, l’essentielle proposition de Cézanne.

Picasso avait acheté le Sainte-Victoire. Le coup de fil par lequel il annonce à son marchand Kahnweiler qu’il a acheté la Sainte-Victoire et la réponse du marchant : « laquelle ? » est célébrissime.

Picasso en n’achetant pas une Sainte-Victoire de Cézanne échappait à la tentation de refaire, de contrefaire ce « motif ». Installé dans le modèle, ou plutôt le contre-modèle, celui que jamais n’a peint Cézanne, il gardait l’essentiel de Sainte-Victoire, ce qui se nomme difficilement : son élan, sa présence, son insistance. Des Sainte-Victoire de Cézanne, Picasso garde ce en quoi il peut se reconnaître : l’audace, la rupture du peintre qui a tout cassé, qui à chaque moment sur le motif renouvelle le monde.

À Vauvenargues la série n’est plus composée de Sainte-Victoire, mais de buffets Henri II. Lové dans le modèle, le regard tourné vers son œuvre passée, son autobiographie espagnole, lové dans le modèle, Picasso construit un contre-motif de l’œuvre de Cézanne. Il est intitulé Vauvenargues.

Georges Raillard

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