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Un béret et quelques violons

Article publié dans le n°1025 (01 nov. 2010) de Quinzaines

 « Je voudrais un béret, un béret frââânçais. Y a que ça qui me va. La casquette, c’est bon pour les ouvriers ; le chapeau, c’est pas pratique ; le béret, c’est simple, c’est chic, c’est coquet. » L’homme, coiffé de frais, quittait martialement la boutique du chapelier, pour aller saluer un défilé militaire, en compagnie d’une autre baderne adepte du béret français, borgne – coup de patte contre un borgne célèbre, le colonel de La Rocque, dont les Croix-de-Feu tenaient alors le haut du pavé. Nous étions en 1932, le film s’intitulait L’affaire est dans le sac, il marquait la première apparition sur un écran du nom de Prévert, sous la double forme de Jacques, scénariste, et de Pierre, réalisateur. L’escogriffe au béret portait un nom peu connu, et, hélas pour lui, destiné à le rester, sinon pour le très petit nombre : Jacques-Bernard Brunius.

JACQUES-BERNARD BRUNIUS
ET LE FACTEUR CHEVAL
Films, rencontres, visites
Lux, Scène nationale de Valence,
15 et 16 octobre 2010

 « Je voudrais un béret, un béret frââânçais. Y a que ça qui me va. La casquette, c’est bon pour les ouvriers ; le chapeau, c’est pas pratique ; le béret, c’est simple, c’est chic, c’est coquet. » L’homme, coiffé de frais, quittait martialement la boutique du chapelier, pour aller saluer un défilé militaire, en compagnie d’une autre baderne adepte du béret français, borgne – coup de patte contre un borgne célèbre, le colonel de La Rocque, dont les Croix-de-Feu tenaient alors le haut du pavé. Nous étions en 1932, le film s’intitulait L’affaire est dans le sac, il marquait la première apparition sur un écran du nom de Prévert, sous la double forme de Jacques, scénariste, et de Pierre, réalisateur. L’escogriffe au béret portait un nom peu connu, et, hélas pour lui, destiné à le rester, sinon pour le très petit nombre : Jacques-Bernard Brunius.

Le film des Prévert fit un petit scandale, auquel l’homme-au-béret-français n’était pas étranger, et, tôt disparu (fut-il même exploité ?), ne connut que peu de spectateurs. Encore moins que L’Âge d’or, interdit deux ans plus tôt, après les événements que l’on sait – et dont le point commun avec L’affaire était que les deux Prévert et Brunius y participaient, les premiers comme figurants, l’autre comme premier assistant de Buñuel. Ils se retrouveront au sein de cette coopérative exemplaire que fut le groupe Octobre, dont Le Crime de Monsieur Lange, signé Renoir, demeure la plus belle trace (et une des seules filmées – rêvons à ce qu’une caméra d’amateur aurait pu capter de ces spectacles d’agit-prop légendaires). Brunius, cultivant de multiples passions où se mêlaient le cinéma, l’écriture et la pratique surréaliste (il appartint au Groupe dès 1934), ne faisait l’acteur qu’à l’occasion : Renoir le prit comme monteur, en 1935, pour La vie est à nous – en lui offrant en prime une figure de capitaliste cynique – et comme administrateur pour Une partie de campagne. « L’homme à tout faire, technicien et comédien, le dévoué, le doué, Brunius », ainsi que le définit Guy Cavagnac (1), y devint pour l’éternité l’étourdissant faune à marinière qui entraîne Jane Marken-Madame Dufour sous la charmille. Personnage inoubliable, et qui aurait pu lui ouvrir une carrière d’acteur, si le film avait été vu. Mais, tourné l’été 36, et interrompu – même si l’on s’interroge encore sur le métrage final prévu –, il attendra dix ans avant d’être monté et montré – et d’entrer, devenu Partie de campagne, dans la mince cohorte des films miraculeux. Mais le nom de Brunius avait disparu du générique, remplacé par son pseudonyme de la BBC (il fut une des voix des Français parlent aux Français entre 1940 et 1944), Jacques Borel.

Le jeu avec les identités est une des particularités les plus troublantes de Jacques-Henri Cottance, son nom véritable et qu’il n’utilisa jamais, multipliant les signatures au bas des quelques centaines d’articles qu’il publia, entre Jabiru (en 1925) et Transformation, revue surréaliste anglaise (en 1967, date de son décès) – John La Montagne, Olaf Apollonius, Jacques Berne, Bernard Brunius, Jacques Borel – sur tous les sujets que couvraient ses appétits d’encyclopédiste. Le cinéma, certes (il fut, avec Jean George Auriol, le fondateur de La Revue du cinéma en 1928, et collabora à toutes les grandes revues françaises), mais aussi les petits romantiques, le système des égouts de Londres, où il vécut à partir de 1940, Christopher Marlowe, Jarry, les comptines, Petrus Borel, etc., etc. Avec quelques pôles, qu’il sera souvent l’un des premiers à explorer, comme William Beckford, dont il éditera les épisodes de Vathek inédits en France, Raymond Roussel – il présentera à l’Exposition surréaliste de 1938 sa « machine à lire les Nouvelles Impressions d’Afrique » – et Lewis Carroll, dont il traduira le Jabberwocky (bien avant Henri Parisot) et maints inédits pour les Cahiers du Sud (2). Et surtout « Ferdinand Cheval, facteur, constructeur du Palais de l’Idéal » (titre du premier article qu’il lui consacre dans la revue belge Variétés, en juin 1929), qu’il avait découvert par hasard en 1923, l’année précédant la disparition du Facteur, Hauterives et son palais n’étant qu’à quelques kilomètres de sa maison de famille drômoise.

C’est donc par son intermédiaire – des photos du Palais signées Brunius illustrent le numéro spécial de Variétés « Le surréalisme en 1929 » – qu’André Breton fit entrer Cheval dans le panthéon des grands inspirés. Durant les dix années qui suivirent, Brunius revint souvent sur le sujet, publiant des articles dans tous les périodiques intéressés, des Cahiers d’Art à Vu, et faisant du Facteur un des héros de Violons d’Ingres, son court métrage au titre-manifeste qui conclut la décennie (il fut présenté à l’Exposition universelle de New York en mai 1939). L’idée lancée par Lux, Scène nationale de Valence, d’un week-end de rencontres autour de ces deux obstinés, Cheval et Brunius, était donc une idée fort bienvenue et dont on pourrait simplement s’étonner qu’elle n’ait pas surgi plus tôt, si l’on ne connaissait l’état des choses : il y a une trentaine d’années, lorsque nous suivions la question de près, seul Violons d’Ingres était visible. Quant aux trois autres titres présentés à Valence, sous l’égide d’Éric Le Roy, chef du service accès-valorisation-enrichissement des collections des Archives du Film, l’un, Records 37 (avec un commentaire de Desnos), n’existait qu’en copie nitrate unique, consultable avec précaution, les autres, Autour d’une évasion (1933) et Sources noires (1938, autre commentaire de Desnos) étaient considérés comme disparus. Il s’agissait donc là d’une résurrection et ces copies, restaurées par les Archives, vont faire l’objet d’une future édition en DVD, voie obligée désormais pour la protection patrimoniale. D’autres titres (Voyage aux Cyclades, 1931, cosigné par Vitrac et Le Corbusier, Venezuela, 1937) manquent encore – jusqu’à quand ?

Même si ces courts métrages ont été à chaque fois le résultat d’une commande (comme la plupart des films qu’il tournera en Angleterre après-guerre), Brunius parvient à y faire œuvre personnelle, à partir d’un matériau documentaire parfois ingrat. Il ne faut pas oublier qu’il fut le seul membre du groupe surréaliste, avant Ado Kyrou dans les années 50, à exercer une activité cinématographique continue, sans être frappé d’exclusion pour manquement, comme le fut Albert Valentin en 1931. Breton ne plaisantait pas avec le sujet, et si Brunius fut toujours admis comme un surréaliste conséquent, c’est parce que ses films respectaient la cohérence nécessaire. C’est évident avec Violons d’Ingres et son défilé de rêveurs définitifs, inventeurs fous, adultes cousus d’enfant et peintres du dimanche (on y trouve les rares images d’Yves Tanguy en action). Également évident avec Records 37, film à la gloire de l’esprit humain et de ses ressources de dépassement infinies. Ce l’était moins sur le papier pour Sources noires, documentaire sur l’industrie pétrolière – toujours désigné comme « film perdu » par les biographes les plus récents de Desnos, malgré sa projection à la Cinémathèque en février 2001 –, et dont Brunius et son scénariste se tirent avec honneur. Quant à Autour d’une évasion, c’est une étrange expérience de mélange de pellicule récupérée et de tournage « frais » : à partir de bouts de films tournés en Guyane, autour du bagne et dans la jungle, et peu utilisables, Brunius avait eu l’idée de filmer Émile Dieudonné, ancien de la bande à Bonnot et évadé de Cayenne, racontant son épopée en contrepoint, le long du canal Saint-Martin. La juxtaposition des deux narrations est une des premières formes d’un « dispositif » qui fera florès ensuite.

Deux jours seront-ils suffisants pour faire sortir Brunius de l’oubli ? Oubli relatif quant à l’acteur, chacun se souvenant du Rodolphe de Partie de campagne sans l’identifier, méconnaissance du reste de son activité, textes, poèmes, collages, émissions de radio, traductions. Son En marge du cinéma français, étude indépassée de l’avant-garde des années 20 et 30, est toujours disponible dans sa réédition établie et commentée par Jean-Pierre Pagliano chez L’Âge d’Homme en 1987, ainsi que la savoureuse présentation, Brunius, due au même. Il suffit aux amateurs de bonne compagnie de s’y référer, en introduction à ce DVD que l’on espère pas trop lointain…

1. In Une partie de campagne, présentation des photographies du tournage d’Eli Lotar, Éd. de l’Œil, 2007.
2. Le générique de son émission-fleuve (10 heures) Lewis Carroll, maître d’école buissonnière sur France-Culture, le 25 décembre 1966, rassemble, entre 25 autres, Soupault, Butor, Ionesco, Queneau, Aragon, Duras, Prévert, Duchamp, Mac Orlan, Rougemont…

Lucien Logette