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Vers la littérature par la musique

Si Proust ne jouait d’aucun instrument, la musique a tenu dans sa vie comme dans son œuvre une place essentielle. Dans ce livre, Anne Penesco aborde la question plus particulièrement sous l’angle du violon, qui joue en effet un rôle important chez Proust.
Anne Penesco
Proust et le violon intérieur
(Cerf)
Si Proust ne jouait d’aucun instrument, la musique a tenu dans sa vie comme dans son œuvre une place essentielle. Dans ce livre, Anne Penesco aborde la question plus particulièrement sous l’angle du violon, qui joue en effet un rôle important chez Proust.

C’est à la musique de chambre (dont le violon est difficilement séparable) qu’allait sa prédilection. En témoigne – racontée par la gouvernante de Proust dans son livre de souvenirs (1) – la venue chez lui du Quatuor Poulet, qui exécuta, de nuit et à sa seule intention, le Quatuor de Franck. Anne Penesco note qu’il n’y a aucun concerto dans l’univers, réel ou fictif, de Proust ; il manifestait peu d’intérêt pour la virtuosité et l’esprit de rivalité propres à ce genre. De même, son contemporain Paul Dukas regrettait à l’audition d’un concerto de quelque valeur que son auteur n’en eût pas fait une symphonie ! Le violon qui séduit Proust, c’est celui qui a la voix humaine pour modèle.

Anne Penesco souhaitant dépeindre le paysage musical de Proust, certains des chapitres de son livre sont autant de notices biographiques ou descriptives des interprètes ou des œuvres qui environnaient l’écrivain ; leur intérêt surtout documentaire nous éloigne du cœur du sujet.

À la recherche du temps perdu met en scène trois créateurs imaginaires : l’écrivain Bergotte, le peintre Elstir et le compositeur Vinteuil, auteur d’une Sonate pour violon et piano où se rencontre une « petite phrase » d’une grande importance dans le roman. Anne Penesco envisage l’inévitable question de la source de cette œuvre fictive, question en partie résolue par Proust lui-même dans une lettre adressée à Jacques de Lacretelle, où il évoque « la phrase charmante mais enfin médiocre d’une Sonate pour piano et violon de Saint-Saëns, musicien que je n’aime pas ». Dans ce premier avatar (inachevé) de la Recherche que constitue Jean Santeuil, l’œuvre était nommément désignée. Il s’agit donc de la 1re Sonate pour violon et piano op. 75 de Camille Saint-Saëns (la « petite phrase », avec le faible écart des notes qui la composent, s’y discerne aisément). Plus important, Proust nous dit aussi avoir, pour ses diverses descriptions de la phrase, emprunté à Wagner, à Fauré, à Franck, à Schubert même.

Jean-Pierre Richard (2) a caractérisé avec beaucoup de subtilité les différentes apparitions de la « petite phrase » dans Un amour de Swann, ses « six naissances successives ». L’une d’elles recourt, par métonymie, au corps du violon lui-même, « où la mélodie s’imagine comme enclose et chantante, chantante à travers lui ». La dernière fois, la petite phrase naît d’un dialogue entre le violon et le piano, qui se répondent à la manière de deux oiseaux.

Si Proust a préféré le mot phrase à motif ou à thème, c’est, pour Jean Milly, « parce qu’il est commun à l’écriture et à la musique, et que les analyses portant sur l’art de Vinteuil, si peu techniques en définitive, sont plutôt pour Proust un moyen indirect d’étudier des problèmes de musicalité et de composition (autre mot ambivalent) littéraires » (3). Dans le même ordre d’idée, selon Jean-Jacques Nattiez, le Narrateur de la Recherche est peu à peu amené à considérer la musique comme le « modèle idéal de la littérature » (4), et à décider par cette voie de se consacrer à l’écriture. De ce point de vue, le passage crucial de toute la Recherche serait celui-ci : « Je me demandais si la musique n’était pas l’exemple unique de ce qu’aurait pu être – s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées – la communication des âmes. » Swann, quant à lui, a personnifié la petite phrase (l’« air national » de l’amour qui l’unit à Odette), il a cherché à la comprendre par l’intermédiaire d’éléments de la vie de Vinteuil (précisément la méthode récusée par Proust dans Contre Sainte-Beuve), puis a frôlé l’essentiel en tenant les motifs musicaux « pour de véritables idées, d’un autre monde, d’un autre ordre, (…) impénétrables à l’intelligence mais qui n’en sont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres ».

L’essentiel s’offre au Narrateur dans la révélation du Septuor de Vinteuil (dans La Prisonnière), une œuvre sur laquelle revient plusieurs fois Anne Penesco. La formation du Septuor n’est pas complètement déterminée, mais suffisamment pour qu’il apparaisse comme une totalité : toutes les familles instrumentales y sont représentées. Le nombre des instruments a en outre une signification symbolique : ils sont sept, comme les sept couleurs du prisme, comme les sept parties de la Recherche. De la Sonate au Septuor, l’évolution se fait dans le sens de l’expansion, du déploiement. Le rougeoyant Septuor succède à la blanche Sonate, comme aux aubépines s’était substituée l’épine rose. Le Septuor a une richesse de climats que ne présente pas la Sonate, la puissance y voisine avec la tendresse, et il s’achève dans une joie éclatante. La Sonate apparaît alors comme un essai timide « auprès du chef-d’œuvre triomphal et complet ». Dans l’assistance, personne ou presque n’y entend rien mais, comme le remarque James Holden inspiré par Deleuze (5), les auditeurs « produisent les signes d’une pleine compréhension et d’une attention profonde » (6). Le Narrateur, quant à lui, entend dans le Septuor un « appel à la réalisation d’une œuvre d’art » (7).

Par-delà les différences, l’« accent » de Vinteuil se fait entendre dans toutes les œuvres qu’il a composées : c’est « une même prière, jaillie devant différents levers de soleil intérieurs ». L’impression que donnaient les phrases de Vinteuil était unique, « comme si, en dépit des conclusions qui semblent se dégager de la science, l’individuel existait ». Ces pages de La Prisonnière sont parmi les plus belles qu’un écrivain ait jamais dédiées à la musique. Aux ressemblances extérieures ou superficielles (repérées par les « musicographes » ou voulues par un compositeur), Proust oppose les ressemblances « dissimulées, involontaires » qui dévoilent à son insu l’essence propre d’un musicien original. Cette conception rappelle la préférence donnée par Bergson à l’intuition sur l’analyse en matière de connaissance, et trahit aussi l’influence sur Proust de la philosophie de Schopenhauer, pour qui la musique « nous révèle l’essence intime du monde ». Selon Proust, chaque artiste semble « comme le citoyen d’une patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d’où viendra, appareillant pour la terre, un autre grand artiste ». Une centaine de pages plus loin dans La Prisonnière a lieu ce que Jean-Jacques Nattiez appelle « la scène de la transmission de la musique à la littérature » (8), lorsque le Narrateur étend au domaine littéraire « cette qualité inconnue d’un monde unique » qu’il avait d’abord attachée aux œuvres musicales.

Dans la Recherche, dit Gaëtan Picon, « les personnages ne sont que les spectateurs un peu irréels qui assistent à la seule histoire réelle : la découverte de l’intemporel dans le temps » (9). Lieu d’exercice privilégié de la mémoire involontaire chère à Proust, la musique est la terre d’élection d’une pareille découverte : elle s’appréhende dans le temps, et se trouve – en tant qu’elle dévoile l’essence des choses – hors du Temps.

  1. Céleste Albaret, Monsieur Proust, Robert Laffont, 1973.
  2. Jean-Pierre Richard, Proust et le monde sensible, Seuil, 1974, pp. 181-189.
  3. Jean Milly, La Phrase de Proust, Champion, 1983, p. 66.
  4. Jean-Jacques Nattiez, Proust musicien, Christian Bourgois, 1999, p. 31.
  5. Gilles Deleuze, Proust et les signes, Puf, 1964.
  6. James Holden, In search of Vinteuil: music, literature and a self regained, Sussex Academic Press, 2010, p. 97.
  7. Jean Milly, op. cit., p. 152.
  8. Jean-Jacques Nattiez, op. cit., p. 143.
  9. Gaëtan Picon, Lecture de Proust, Mercure de France, 1963, p. 195.
Thierry Laisney

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