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À l'arrière et sur le front

« Ce livre dépasse de beaucoup en horreur et en souffrance Le Feu de Barbusse. Et il le dépasse surtout en violence contre la guerre et ses auteurs responsables : gouvernements, officiers, métallurgistes. » C’est par ces mots que Romain Rolland accueillit en novembre 1917 le chef-d’œuvre qu’Andreas Latzko (1876-1943), écrivain hongrois de langue allemande, venait de publier aux éditions Max Rascher (Zurich).
Andreas Latzko
Hommes en guerre. Quatrième édition revue et augmentée
(Agone)
« Ce livre dépasse de beaucoup en horreur et en souffrance Le Feu de Barbusse. Et il le dépasse surtout en violence contre la guerre et ses auteurs responsables : gouvernements, officiers, métallurgistes. » C’est par ces mots que Romain Rolland accueillit en novembre 1917 le chef-d’œuvre qu’Andreas Latzko (1876-1943), écrivain hongrois de langue allemande, venait de publier aux éditions Max Rascher (Zurich).

Paru sous couvert d’anonymat, le texte sobrement intitulé Menschen im Krieg, une suite de nouvelles dénonçant la folie meurtrière de la Première Guerre mondiale, connut dans les semaines qui suivirent sa sortie un succès phénoménal. Rolland, qui lui avait promis une grande et longue célébrité, avait-il donc vu juste ? Malheureusement, non. Malgré les traductions dont il fut l’objet et les efforts que déployèrent quelques-uns de ses plus fervents admirateurs pour l’établir dans le paysage éditorial de l’après 1918 – Henri Barbusse, Marcel Martinet, Henry Poulaille ou bien encore Alexandre Vialatte –, l’ouvrage tomba ensuite rapidement dans l’oubli. Il en fut de même de son auteur, proscrit pendant longtemps dans de nombreux pays et aujourd’hui encore « imperturbablement méconnu » (Henri Barbusse). La ferveur suscitée par le centenaire de la Grande Guerre fera-t-elle enfin bouger les lignes ?

En Allemagne et en Autriche, deux éditeurs (Elektrischer Verlag et Milena) viennent de le (re)découvrir. En France, Agone, une maison indépendante basée à Marseille, en a elle aussi effectué un nouveau tirage. Exécutée par Martina Wachendorff et Henri-Frédéric Blanc, la traduction française remonte pour l’essentiel à 1994, date à laquelle les éditions Titanic Toursky tentèrent d’exhumer le texte. À l’époque, il s’agissait de la première initiative du genre depuis 1920 et la publication, chez Flammarion, de la traduction de Magdeleine Marx. L’échec de l’entreprise ne découragea pas les éditeurs. Cinq ans plus tard, puis à nouveau en 2003, Agone en proposa une nouvelle édition, cette fois augmentée de documents originaux permettant d’en saisir toute la portée. La presse ne l’ayant pas repéré, les chercheurs ne l’ayant pas intégré à leur corpus de sources, le livre n’eut, là encore, pratiquement aucun écho. Espérons qu’il n’en sera pas de même cette fois !

Constitué de six nouvelles disposées de façon chronologique (du départ vers le front au retour à la maison), Hommes en guerre donne un formidable coup de projecteur sur le front de l’Isonzo (sud du Trentin et actuelle Slovénie), un front peu connu des lecteurs français, beaucoup plus habitués à « fréquenter » les théâtres de la Somme ou de Verdun. L’intérêt de l’ouvrage ne réside cependant pas uniquement dans la puissance des descriptions que l’écrivain, qui avait vécu une grande partie des scènes dépeintes, propose des tranchées (« Le départ », « Le baptême du feu », « La mort du héros »). Ce qui en fait une pièce maîtresse de la littérature de guerre, une « torche » (Romain Rolland) au milieu de la multitude de récits datant de cette époque, c’est aussi la photographie que l’auteur nous donne de l’arrière.

On pourrait ici multiplier les exemples : évoquer l’image poignante de cette femme qui, venue à la rencontre de son mari convalescent, se heurte à « un mystérieux obstacle » et prend la fuite, désemparée et en sanglots (« Le départ ») ; parler de ce soldat devenu fou pour avoir vu ses camarades « avec leurs entrailles dans les mains, ramp[a]nt sur les mottes de terre, comme des vers coupés, pour crever à mi-chemin de l’ambulance » (« Le camarade. Un journal ») ; mentionner le tragique de ce général en chef retiré dans sa villégiature et à l’écoute du moindre « risque de paix » (« Le vainqueur ») ; ou bien encore rappeler la figure déchirante de Johann Bogdán, une gueule cassée qui, rentrant au pays, transperce celui qu’il pense être l’amant de sa femme « souplement, d’un coup sec, comme on le lui avait appris » avant de se faire lui-même fendre le crâne (« Le retour »).

En définitive, et malgré l’apparente disparité des expériences qu’il superpose, le livre de Latzko se présente comme un ensemble homogène, uni par un sentiment commun de souffrance et de révolte. Ici, aucune trace d’héroïsme ou de virilité comme c’est par exemple le cas chez Ernst Jünger. Le soldat, qu’il soit sur le front, à l’hôpital ou à la maison, est avant tout un être éminemment humain, en proie aux doutes et aux défaillances, arraché à son quotidien par une logique qu’il ne maîtrise pas et privé d’avenir par une minorité cherchant à maximiser ses profits.

À l’heure où la littérature de guerre connaît un très sensible regain d’intérêt, cette œuvre, symbole du traumatisme collectif et de l’immense deuil que la Grande Guerre engendra, doit enfin trouver la reconnaissance que le public et l’histoire lui ont jusqu’à présent refusée.

Landry Charrier

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