La face cachée d'Orages d'acier

Dernier écrivain de langue allemande à avoir été accueilli dans la Pléiade (2008), Ernst Jünger jouit aujourd’hui d’une réputation en grande partie due au succès d’Orages d’acier. Publié pour la première fois en 1920, cet ouvrage, dont André Gide affirma qu’il était le plus beau livre de guerre qu’il avait jamais lu, compte pas moins de sept versions et plus de deux mille cinq cents variantes.  
Ernst Jünger
Carnets de guerre
Dernier écrivain de langue allemande à avoir été accueilli dans la Pléiade (2008), Ernst Jünger jouit aujourd’hui d’une réputation en grande partie due au succès d’Orages d’acier. Publié pour la première fois en 1920, cet ouvrage, dont André Gide affirma qu’il était le plus beau livre de guerre qu’il avait jamais lu, compte pas moins de sept versions et plus de deux mille cinq cents variantes.  

C’est dire les difficultés auxquelles se heurte quiconque cherche à en décliner l’histoire et à en faire la critique. La parution des Carnets de guerre 1914-1918 constitue à ce titre un événement. Édité par Christian Bourgois, une maison comptant quarante et un titres de l’écrivain dans son catalogue, le texte donne en effet à voir la matière brute que Jünger utilisa pour écrire ses grands livres de guerre : Orages d’acier, le plus célèbre de tous, Le Boqueteau 125, Feu et sang et Le Combat comme expérience intérieure. Pour le non-initié, il est un témoignage d’une formidable densité en même temps qu’une excellente voie d’accès à l’œuvre d’un homme dont la trajectoire suscite encore bien des discussions.

Ces Carnets, dont Jünger pensa toujours qu’ils n’étaient pas publiables, parurent dans leur version originale en 2010, soit douze ans après la mort de l’auteur. C’est cette édition, placée sous la direction de Helmuth Kiesel, qui sert de support à la traduction présentée par Julien Hervier, certainement le meilleur spécialiste de l’écrivain en France. Traducteur d’un pan important de son œuvre, éditeur de ses Journaux de guerre (1914-1918 ; 1939-1948), Hervier est également l’auteur d’une biographie détaillée de Jünger (Ernst Jünger : Dans les tempêtes du siècle, Fayard, 2014), la première du genre dans notre pays. Même si Hervier laisse clairement transparaître l’admiration qu’il voue au personnage, « un ami de près de trente ans », l’avant-propos qu’il a greffé en ouverture des Carnets de guerre n’en reste pas moins un outil de première main pour replacer le livre dans son contexte et en saisir toute la singularité.

L’ouvrage contient les quinze petits carnets d’écolier que Jünger noircit avec une remarquable régularité du 30 décembre 1914 au 10 septembre 1918, date à laquelle, gravement blessé au poumon, il est évacué en Allemagne pour y être soigné. Lui qui aspirait à entrer dans l’aviation fit toute la guerre dans l’infanterie, d’abord comme simple soldat, puis comme première classe, sous-officier, aspirant, et enfin lieutenant. Basé sur le front Ouest, il participa aux grandes batailles qui s’y déroulèrent (Verdun, Somme, Flandres) et fut quatorze fois blessé. Guerrier hors normes animé d’une farouche détermination et d’une inextinguible audace, il fut décoré à de nombreuses reprises et se vit même décerner, le 22 septembre 1918, la plus haute distinction militaire allemande : la croix de l’ordre « Pour le Mérite ».

Le caractère exceptionnel de l’ouvrage ne tient pas seulement à la durée de l’expérience que Jünger fit de la guerre. Il s’explique aussi par l’acuité et, dans certains cas même, l’immédiateté des notes qu’il reporta sur « ces minces carnets que l’on range […] facilement dans son porte-cartes » (Le Boqueteau 125). Ces dernières comptent parmi les plus impressionnantes de l’ouvrage. Griffonnées à la hâte juste avant l’assaut, « dans la promiscuité de quelque trou d’enfer », ou bien encore sous le feu roulant d’un intense bombardement, elles rendent compte avec une puissance inégalable de la lutte titanesque entre l’homme et la technique : le « souffle chaud de la bataille » (préface à l’édition de 1924 d’Orages d’acier) y brûle à chaque ligne. 

À côté de ces évocations paroxystiques, c’est surtout le détachement avec lequel Jünger promène son regard sur l’horreur dont il est témoin qui retient l’attention : « la vue des corps déchiquetés par les obus m’a laissé parfaitement froid, de même que toutes ces pétarades, bien que j’aie entendu plusieurs fois les balles chanter de près », peut-on lire à la suite de l’une de ses premières missions (4 janvier 1915). Pour lui, la guerre est une aventure excitante qui fait œuvre purificatrice et permet à des « individus particuliers » (29 août 1918), emportés dans le tourbillon d’une modernité extrême, de se réaliser. À aucun moment, Jünger ne cache son goût du sang et l’ivresse qui s’empare de lui au moment de l’assaut et des coups de main. Toujours à l’affût de nouvelles expériences, il incarne cet homme nouveau qui sait allier les valeurs héroïques au sens du service, du sacrifice et de l’obéissance.

Le texte a aussi ceci d’intéressant qu’il donne à voir un Jünger plus complexe que ce à quoi Orages d’acier nous a habitués. Comme dans ce passage où il réfléchit au sens du conflit : « à quoi riment tous ces meurtres, encore et toujours plus de meurtres ? Je crains qu’on ne détruise trop, et que trop peu de choses subsistent pour qu’on puisse reconstruire […] La guerre a éveillé en moi la nostalgie des bénédictions de la paix » (1er décembre 1915). De tels commentaires sont néanmoins très rares sous la plume de celui dont les écrits suscitèrent l’admiration d’Adolf Hitler, puis son indulgence à une époque où Jünger ne faisait aucun mystère de ses réticences envers le régime nazi.

Landry Charrier