Livre du même auteur

Réquisitoire contre la guerre

Quatre-vingt-dix ans que le livre de Fritz von Unruh (1885-1970) n’avait pas été réédité en France ! Traduit par Jacques Benoist-Méchin, Verdun – le titre retenu alors pour le polysémique Opfergang – avait paru pour la première fois en 1923 aux éditions du Sagittaire. L’ouvrage avait ensuite connu plusieurs rééditions jusqu’à atteindre, en 1925, un tirage de vingt et un mille exemplaires. Depuis, il n’avait plus été réimprimé.
Fritz Von Unruh
Le chemin du sacrifice
Quatre-vingt-dix ans que le livre de Fritz von Unruh (1885-1970) n’avait pas été réédité en France ! Traduit par Jacques Benoist-Méchin, Verdun – le titre retenu alors pour le polysémique Opfergang – avait paru pour la première fois en 1923 aux éditions du Sagittaire. L’ouvrage avait ensuite connu plusieurs rééditions jusqu’à atteindre, en 1925, un tirage de vingt et un mille exemplaires. Depuis, il n’avait plus été réimprimé.

Les rares critiques s’étant intéressés à l’histoire de cette traduction ont tous souligné les défaillances et les pratiques peu académiques de Benoist-Méchin qui, parce qu’il les avait trouvés trop difficiles ou incompréhensibles, n’hésita pas à supprimer des passages entiers de l’original.

Surtout connu pour sa monumentale Histoire de l’armée allemande (1936-1938) et son action en faveur d’une collaboration forcée avec l’Allemagne nazie, Benoist-Méchin fut également un traducteur prolifique. Son intérêt pour l’Allemagne et la littérature allemande semble lui être venu au début de la Grande Guerre, au contact des écrits de Romain Rolland, Jean-Christophe et « Au-dessus de la mêlée » notamment. Trop jeune pour être appelé sous les drapeaux pendant le conflit – il n’avait que treize ans lorsque celui-ci éclata –, il fut incorporé dans l’armée en 1921, date à laquelle il fut envoyé en Rhénanie, dans la zone d’occupation française. C’est là qu’il approfondit sa connaissance de l’allemand et découvrit Opfergang.

La traduction de ce texte, écrit en juin 1916 mais publié en 1919, fut suivie, en 1925, d’un recueil rassemblant cinq discours de l’écrivain consacrés à l’Allemagne nouvelle (Nouvel Empire). Accueilli là encore aux éditions du Sagittaire, l’ouvrage parut au moment où le sérail littéraire français, qui avait reçu Unruh l’année précédente aux côtés de Thomas Mann et de Carl Sternheim, se détournait de lui. Peu après son retour en Allemagne, Unruh avait en effet donné un compte rendu désenchanté de son passage à Paris (Flügel der Nike : Buch einer Reise). Cette incartade pour le moins étonnante, quand on sait le soin avec lequel Benoist-Méchin avait préparé la venue de l’auteur, lui avait valu d’être éreinté par André Germain et explique certainement en grande partie l’ostracisme dont il fut ensuite frappé en France.

En exhumant cette œuvre tombée dans l’oubli et qui, soit dit en passant, n’a pas été rééditée en Allemagne depuis 1979, les éditions La Dernière Goutte (Strasbourg) ont rendu un grand service à la littérature allemande. L’ouvrage a fière allure. Impeccablement traduit par Martine Rémon, préfacé par Nicolas Beaupré, il est accompagné de dix-huit illustrations de Vincent Vanoli rehaussant encore l’âpreté et le pathos du style de Fritz von Unruh. Le titre choisi, Le Chemin du sacrifice, rend bien compte du contenu de cette fiction expressionniste et des expériences du petit groupe de combattants que l’auteur a placé au centre de son propos. Partis des Flandres pour une destination inconnue, les neuf personnages sont très vite jetés dans « la gueule de Verdun ». Enlisés dans le quotidien des tranchées, ils sont ensuite confrontés au bombardement sans commune mesure – un million d’obus en moins de vingt-quatre heures – qui précéda « L’assaut » (titre de la troisième partie) : certains sont tués, d’autres sont blessés, tombent malades, sont traumatisés ou deviennent fous. Le quatrième chapitre, symboliquement intitulé « Le sacrifice », donne tout son sens à l’ouvrage, en conférant en même temps une place non négligeable à la perspective du retour et aux questions auxquelles les survivants seront immanquablement confrontés.

Le livre de Fritz von Unruh doit être envisagé comme une « tentative artistique » (Nicolas Beaupré) et non comme un récit à la Jünger ou à la Barbusse. Unruh, qui a fait la guerre et y a même été blessé à deux reprises (en 1914 et 1916), n’accorde en effet qu’une importance mineure à la vraisemblance de ses descriptions et de la langue employée par ses soldats, des archétypes symbolisant ces « pauvres contemporains » évoqués de manière lancinante dans les dernières pages. La dénonciation du chaos destructeur de la guerre, car c’est bien de cela qu’il s’agit dans cette œuvre remaniée à diverses reprises, ne s’exprime pas seulement par l’usage de mots formés par composition, un procédé linguistique très fécond et qui permet à l’auteur d’exacerber le caractère pathétique de son texte ; elle passe également par la personnification de la mort, cette mort qui, à mesure que l’on progresse dans le texte, se fait plus pressante, plus nauséabonde, plus palpable : « La Mort était réveillée maintenant. Elle dansait sa gigue funeste sous le feu enragé des batteries. Sa gueule grimaçait de joie méchante », dit l’adjudant Clemens au début de la troisième partie.

Tous les sens sont mis en éveil dans ce théâtre bouleversé par le « feu roulant » de la guerre moderne. Des visions oniriques viennent certes rappeler que la vie n’est pas totalement absente de la perspective développée par Unruh ; par effet de contrepoint, celles-ci ne font cependant qu’accentuer la force de cet implacable réquisitoire, à n’en pas douter l’une des œuvres majeures de la littérature allemande du premier XXe siècle.

Landry Charrier

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