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Sur le front

La poésie s’accommode de tous les genres. Voici une épopée moderne, un récit que l’on pourrait dire « prolétarien » si son auteur n’avait pas fréquenté les classes de lettres supérieures.
Joseph Ponthus
À la ligne (Feuillets d’usine)
La poésie s’accommode de tous les genres. Voici une épopée moderne, un récit que l’on pourrait dire « prolétarien » si son auteur n’avait pas fréquenté les classes de lettres supérieures.

Dans une vie précédente, Joseph Ponthus fut éducateur de rue. Il a raconté dans Nous… la cité son action auprès de quelques jeunes gens et témoigné de leur vie en les aidant à écrire et en contextualisant leurs récits. Rapportant le passage de l’un d’entre eux au tribunal, il écrivait : « Une juge remplaçante débarque et expédie les affaires avec l’habitude du travail à la chaîne, condamne à la louche pour huit mois ferme.1 » Le travailleur social va pouvoir confronter cette image convenue à la réalité du travail à la chaîne dans son nouveau livre.

Sur le devant de la scène, deux usines : l’une, proche de Lorient où vit l’auteur, traite les produits de la mer ; l’autre, c’est un abattoir du Centre Bretagne, comme celui de Lampaul-Guimiliau rendu célèbre par un ministre qui traita ses employées d’« illettrées » lors d’un licenciement massif.

Pour ce livre, À la ligne, l’auteur ne porte pas la parole des autres, c’est bien la sienne que nous entendons alors qu’il est devenu intérimaire à la recherche d’un travail et d’une rémunération. Il a quitté par amour la région parisienne pour la Bretagne. Cette fois, l’empathie n’est pas de mise avec les employés de l’usine : il est l’un d’eux. Contrairement aux écrivains qui entrent en usine pour dénoncer les structures d’exploitation et organiser la révolte, comme le fit Robert Linhart2 chez Citroën, il témoigne simplement d’unevie minuscule qui ne veut pas rester muette. Que faut-il redouter : ne pas avoir d’emploi ou en trouver un ?

On a un travail, « on fait / comme si tout allait bien » :

On a un boulot
Même si de merde
[…]
On gagne des sous
Et l’usine nous bouffera
Et nous bouffe déjà

Il écrit le soir, après sa journée de travail. La forme du texte peut surprendre : ce sont des vers libres ou versets avec majuscule en début de vers.L’absence de ponctuationest justifiée aux derniers vers du livre. Cette économie de moyens, créatrice de rythme et d’accélération, permet des effets, des mises en relief très directes. La ligne du titre est autant celle du poème que celle de l’usine :

J’écris comme je travaille
À la chaîne
À la ligne

Cadences trop rapides poussant chaque ouvrier à la limite de ses capacités, accidents du travail, usure physique et nerveuse, manque de prise en compte des personnes, les« gueules cassées » de l’industrie agro-alimentairegagnentle récit.

Ici
Les serrements des mains sont particulièrement roides
Mes mains ne sont plus broyées à ce contact
Mais le dos putain
Parfois elle crie ma colonne
Je l’encourage
« Sois sage ô ma douleur et tiens-toi plus tranquille »

On tient en attendant l’indispensable salaire. On reste debout grâce à l’entraide entre employés : le covoiturage, mais aussi le soutien à ceux qui perdent la cadence. Les luttes, les grèves permettent parfois de se redresser en s’opposant à l’inacceptable. Le narrateur conte son quotidien, ainsi que celui de nombre de personnes qui travaillent à ses côtés. Cette fraternité rapproche de Nous… la cité, mais aussi de Fragmentation d’un lieu commun3, livre dans lequel Jane Sautière racontait les vies de prisonniers, ou de L’homme qui penche4lorsque Thierry Metz évoquait les pensionnaires d’un hôpital psychiatrique.

La poésie, sans fin récitée, qu’il s’agisse de Baudelaire, ou surtout d’Apollinaire avec ses lettres à Lou et Madeleine, offre un espace mental libre et une aide. De la correspondance entre deux détenus au mitard, Joseph Ponthus écrivait dans Nous… la cité : « C’est étrange, un peu comme l’impression de lire ces correspondances de tranchées pendant la Grande Guerre. De ces choses que seuls ceux qui les ont vécues peuvent comprendre. / Sur la ligne de front.5 » Ici, le front, c’est l’usine :

Nettoyeur de tranchée
Nettoyeur d’abattoir
C’est presque tout pareil
Je me fais l’effet d’être à la guerre
Les lambeaux les morceaux l’équipement qu’il faut avoir le sang
Le sang le sang le sang

Les vers se font liste pour dénombrer les tâches qui s’accumulent et débordent, la ligne (du vers) ne peut les contenir. Charge trop lourde pour la balance : tout peut basculer dans l’épuisement. Comment reprendre son souffle ? Peut-être par le poème, allié dérisoire :

L’odeur
Le froid
Le transport des charges lourdes
La pénibilité
Les conditions de travail
La chaîne
L’esclavage moderne

Le dernier vers, conclusif, dresse un bilan de ce qui vient d’être énoncé. C’est aussi une manière de rejoindre, par la forme poétique, ces auteurs aimés quiaident le narrateur à rester debout. Cet espoir permet d’établir un parallèleentre une parabole (ici attribuée à Claudel) où chacun participe à construire un édifice et la réalité de l’usine :« Puissent mes crevettes et mes poissons être mes pierres »

Déployer une stratégie pour survivre, trouver une parade contre l’anéantissement provoqué par le travail épuisant : la poésie, l’écriture seront des armes pour tenir ;de même les chansons, car on chante, parfois à tue-tête aux abattoirs, pour que la tête ne soit plus vide, en proie à la souffrance ou à l’ennui. La prédilection revendiquée pour les chansons de Charles Trénet voit coexister les mélodies joyeuses et les paroles parfois sombres.

Et puis, en travaillant, le narrateur compose des versqu’il écrit le soir, ces « sonnets de rêve » :

Mais
À peine rentré
Ivre de fatigue et des quelques verres du retour du boulot
Tout s’oublie

Enfin, pour tenir, c’est peut-être surtoutl’amourqui importe : celui pour la compagne, évoqué discrètement ; celui pour la mère qui soutient son fils autant qu’elle le peut et qui lui envoie un chèque de 50 euros pour lui éviter les heures supplémentaires du samedi. Il lui écrit :

Tout va bien
Sèche tes larmes si tu en as

Tout va bien
J’ai du travail
Je travaille dur
Mais ce n’est rien
Nous sommes debout

Ce livre, « fraternellement dédié », fait entrer clopin clopant la ligne dans le poème allié. Dans cette guerre nouvelle mouture, l’un des combattants se lève en trinquant aux poètes qu’on n’oublie pas pour se redresser enfin.

1 Rachid Ben Bella, Sylvain Érambert, Riadh Lakhéchène, Alexandre Philibert, Joseph Ponthus, Nous… la cité (Zones / La Découverte, 2012).
2 Robert Linhart, L’établi (Minuit, 1978/1981)
3 Jane Sautière, Fragmentation d’un lieu commun (Seuil, 2003 – Gallimard, 2005). Jane Sautière, éducatrice pénitentiaire et écrivaine, a composé la postface de Nous… la cité.
4 Thierry Metz, L’homme qui penche (Opales/Pleine Page, 1997 – Unes, 2017). Le chapitre 19 d’À la ligne est consacré au Journal d’un manœuvre (Gallimard, 1990) du même Thierry Metz.
5 Joseph Ponthus, op. cit.

Isabelle Lévesque

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