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Belles Orphelines

Article publié dans le n°1167 (16 févr. 2017) de Quinzaines

Quand les auteurs disparaissent, leurs œuvres sont-elles orphelines ? Malléables et influençables, elles sont placées sous la tutelle d'éditeurs qui, bien souvent, les habillent comme ils l'entendent, les transforment et leur donnent des apparences nouvelles.
Quand les auteurs disparaissent, leurs œuvres sont-elles orphelines ? Malléables et influençables, elles sont placées sous la tutelle d'éditeurs qui, bien souvent, les habillent comme ils l'entendent, les transforment et leur donnent des apparences nouvelles.

Les Âmes mortes de Gogol

Nicolas Gogol a trainé sa dernière grande œuvre comme on traine sa croix. Alexandre Pouchkine lui avait confié le sujet : un escroc, Tchitchikov, parcourt la Russie en quête d’âmes mortes – ces serfs mâles que le recensement n’avait pas encore consignés comme âmes défuntes. Il y avait de quoi rire, et Gogol s’y attela. Car son comique (sur lequel certains traducteurs mettent l’accent, comme Anne Coldefy-Faucard) est particulièrement efficace. Mais l’effet produit ne fut pas celui escompté car, après en avoir lu une première version, Pouchkine réagit en déplorant : « Qu’elle est triste, notre Russie ! » Le rire de Gogol donnait envie de pleurer.

S’il apparaissait dans ses premiers contes comme un amuseur, Gogol ne rit plus de la même façon, surtout à partir de la rédaction du Manteau. L’histoire dont il s’était inspiré ne l’avait-elle pas plongé dans une étrange méditation, alors qu’elle avait suscité l’hilarité de ses proches ? Son rire se fait dès lors sublime, « puissant et enthousiaste », et n’a plus rien de commun avec « les odieuses grimaces des charlatans de foire ». Idéalement, son rire défend le beau et le juste. Il est cathartique, et presque inhibiteur.

Quelle posture adopter face à la laideur du monde ? Est-il vain de le peindre tel qu’il est, comme si la laideur des hommes contaminait l’humanité, et contribuait à avilir sa Russie ? Gogol oppose deux attitudes d’écrivains. Celle qui peint les caractères nobles (et aurait droit à la reconnaissance) et l’autre qui grave « les natures froides, mesquines, vulgaires » et s’exposerait à l’incompréhension et au mépris des lecteurs. Pourrait-on reconnaître Gogol dans la seconde catégorie ? Les Âmes mortes dépeignent en effet la médiocrité humaine. Mais, même si le roman dresse une galerie de portraits plus bas les uns que les autres, ceuxci sont ponctués d’innombrables digressions, dans lesquelles Gogol expose sa conception de la littérature et ses réflexions sur son œuvre et les jugements qu’elle pourrait recevoir. Ne devrait-il pas peindre l’homme vertueux, et proposer ainsi un roman édifiant ? Non, l’homme vertueux est un motif galvaudé. « Attelons donc un coquin ! » Pourtant, Gogol ne se croit pas appelé à peindre ni le laid ni le bien, mais à suivre une autre voix : « Quant à moi, je le sais, une puissance supérieure me contraint à cheminer longtemps encore côte à côte avec mes étranges héros, à contempler, à travers un rire apparent et des larmes insoupçonnées, l’infini déroulement de la vie. Le temps est encore lointain où l’inspiration jaillira à flots plus redoutables de mon cerveau en proie à la verve sacrée, où les hommes, tremblants d’émoi, pressentiront les majestueux grondements d’autres discours... »

Le temps est lointain, et les années passent durant lesquelles Gogol traine son roman, le médite, le réécrit, le détruit et le recommence. Après la parution du premier tome, il tentera pendant près de dix années de continuer cette œuvre. Mais pouvait-il achever ses Âmes mortes ? Si certains éditeurs n’ont pas hésité à inscrire le mot « fin » au terme de vingt « chants », donnant l’illusion d’une œuvre achevée, la plupart rappellent cet inachèvement, et présentent les onze chapitres de la première édition (publiée et rééditée du vivant de l’auteur) puis des fragments divers, souvent quatre chapitres d’une des versions conservées d’une deuxième partie, augmentés de quelques fragments. Devons-nous nous résigner à ne lire de l’œuvre que sa première partie et des fragments anciens, délaissés par leur auteur, parfois présentés différemment par les éditeurs ? Quelle était la nouvelle orientation que Gogol voulait faire prendre à son roman ? Plutôt que de faire parler les morts, il nous faut nous contenter des fragments, imprimés et témoignages qui ont survécu. Plusieurs trahissent une volonté plus manifeste de peindre le beau, l’utopique ; après la peinture du laid dans la première partie, voulait-il se livrer à une fresque édifiante de la Russie telle qu’il la souhaite ? Mais ces passages ne sont pas les plus nombreux, comme si Gogol ne parvenait pas à se faire à l’idée de la bassesse humaine, et comme s’il s’obligeait à l’inverse à diriger son regard vers elle. Profondément affecté par l’injustice du monde, il ressemble au personnage du Manteau quand il s’alarme, dans des accents presque naïfs et pitoyables : « il frissonna en voyant combien l’homme recèle d’inhumanité, en constatant quelle grossière férocité se cache sous les manières polies, même, ô mon Dieu, chez ceux que le monde tient pour d’honnêtes gens... ». Trop soucieux des considérations de ses contemporains, Gogol est constamment confronté aux critiques qu’il appelle de ses vœux. Dans sa préface à la seconde édition de la première partie, il nous interpelle : « Je te prie, lecteur, de me corriger », de ne pas hésiter à « me blâmer, me gourmander, m’indiquer le tort causé ». Cette importance accordée aux jugements d’autrui prend une tournure maladive. Multipliant les lectures privées de la deuxième partie en cours d’élaboration, et à l’affût des moindres réticences de ses auditeurs, pouvait-il se contenter d’une œuvre qui ne fût pas parfaite ? Il détruisit à plusieurs reprises des pages rédigées, avant de tout reprendre à zéro. Ces exigences, reniements et repentances se répétèrent de nombreuses années. Un ultime autodafé eut lieu en février 1852. Gogol ne s’en remit pas ; il en mourut.

L’aspiration exigeante à une œuvre de haute volée morale générée paradoxalement à partir de ce que l’humanité compte de plus vil et de plus bas, fut une épreuve qu’il ne parvint pas à mener à terme. La bassesse humaine (qui ne se limite pas à sa Russie contemporaine, mais est tristement atemporelle et universelle, variable selon les époques, plus sournoise et mesquine aujourd’hui) étouffe les élans vertueux. Écrasé par elle, Gogol fut suicidé de la société. Les Âmes mortes ne sont pas un roman (ou un « poème » comme le précise le sous-titre) mais un projet de vie. Gogol nous laisse une longue ébauche où demeure, latent, l’essentiel de ce qui nous tient en haleine dans notre intime appétence à la beauté : cette trajectoire qui, de même que La Divine Comédie de Dante, mène de l’Enfer au Paradis.

Eddie Breuil

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