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L'écriture-flammes de Marina Tsvetaïeva

L’existence de Marina Tsvetaïeva (1892-1941) ne fit qu’un avec la poésie. Elle lança ses mots écorchés, rugueux, de contre-néant contre la dictature du régime soviétique, contre un siècle qui sa...

L’existence de Marina Tsvetaïeva (1892-1941) ne fit qu’un avec la poésie. Elle lança ses mots écorchés, rugueux, de contre-néant contre la dictature du régime soviétique, contre un siècle qui saigne. À ses abîmes, à un moi qui perd pied, elle oppose son verbe. Tellement échouée sur les bords de l’inexistence, tellement hors du monde que les poèmes la visitent, la prennent d’assaut. Elle se dépeignait comme une « vésuvienne » : son être-flamme, ses mots de feu ramenaient la poésie à son socle premier, à savoir l’incendie de la langue afin d’apprivoiser par le verbe les états-limites. Tout en elle est vitesse, la ronde de ses amours innombrables pour des hommes, pour des femmes, une façon de ne jamais tenir en place, le rythme heurté de sa poésie brisée par des ellipses, des ruptures, scandée par le schibboleth tsvetaïevien, les tirets. La langue est trop lente. C’est pourquoi Marina Tsvetaïeva lui inocule des courts-circuits, l’amazone, lui imprime des désaxages, des stations à la verticale, des secousses, des saccades. Pour celle qui se consume dans la fièvre, les poèmes ne crient qu’à être ciselés en contractions, en syncopes, en ravins. L’espace de la page doit être réinventé, soulevé de séismes qui empoignent la démesure, seule terre de Marina Tsvetaïeva. Accidentée, taillée dans l’érosion des liens, la langue est à l’image de la vie.

Démesure, refus de ce qui nous échoit, impossibilité de faire coïncider la vie, l’existence avec elles-mêmes, besoin d’infini, de sensations illimitées, emportement véhément de la langue dans les arcanes du rêve, affolement d’un exil intérieur que redoubla l’exil à Prague, à Paris avant le retour en URSS, persécution par la terreur stalinienne, extrême dépouillement à la fois matériel et intérieur, fabuleuse correspondance à trois réunissant Tsvetaïeva, Pasternak et Rilke, drame de sa rupture avec Pasternak lorsqu’il pactisa avec un régime de terreur… autant de traits de la vie d’une poétesse qui confiait ne pas vivre dans la vie, qui congédiait les « syllabes sonnant faux ». Une poétesse pour qui naître, c’est « échouer sur un bas-fond ». Acculée au désespoir, à la misère extrême, sa poésie se voyant réduite au silence, Tsvetaïeva se suicide le 31 août 1941, quelques semaines avant que son mari, Sergueï Efron, soit exécuté. La puissance de la négation, de l’opposition à tout endormissement, à toute compromission, à toute médiocrité, pulse ses écrits. Le ciel brûle, Mon Pouchkine, Mon frère féminin (texte adressé à Natalie Clifford Barney, revisitant les amours saphiques)… autant d’écrits indignés ab initio par les limites fangeuses de l’existence. « Refus d’être. De suivre. / Asile des non-gens: / Je refuse d’y vivre. /Avec les loups régents […] Oreilles obstruées, / Et mes yeux voient confus. / À ton monde insensé / Je ne dis que : refus » (« Mars »).

Comme l’écrit Lydie Salvayre : « Elle le disait souvent: je ne sais pas vivre. Vivre ne me plaît pas. Vivre me fait du mal. Je n’aime pas la vie terrestre. Je n’aime pas vivre avec les gens. J’aime le ciel et les anges: là-haut, avec eux, je saurai bien m’y prendre […] Tsvetaeva était ailleurs. Dans un ailleurs insituable que parfois elle appelait l’âme ou l’île, l’île où nous sommes nés, écrivait-elle à Rilke […] 1940 […] Elle note sur un carnet : Il y a de moins en moins de moi en ce monde, comme un troupeau qui laisserait un peu de laine à chaque haie. Il ne me reste que mon fondamental refus1 ».

« Une feuille vide et lisse
Les lieux, les noms, tous les indices,
Même les dates disparaissent.
Mon âme est née, où donc est-ce ?
Toute maison m’est étrangère,
Pour moi tous les temples sont vides,
Tout m’est égal, me désespère,
Sauf le sorbier d’un sol aride… […]
Dans ce Bedlam des monstres
Ma vie est inutile ;
À vivre je renonce
Parmi les loups des villes.
Hurlez, requins des plaines !
Je jette mon fardeau,
Refusant que m’entraîne
Ce grand courant des dos...
Voir... Non, je ne consens,
Écouter... Pas non plus ;
À ce monde dément
J’oppose mon refus ! »

1. Lydie Salvayre, 7 femmes, Perrin, 2013, pp. 144 et 177.

Véronique Bergen

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