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Belles Orphelines

Article publié dans le n°1166 (01 févr. 2017) de Quinzaines

Quand les auteurs disparaissent, leurs œuvres sont-elles orphelines ? Malléables et influençables, elles sont placées sous la tutelle d'éditeurs qui, bien souvent, les habillent comme ils l'entendent, les transforment et leur donnent des apparences nouvelles.
Quand les auteurs disparaissent, leurs œuvres sont-elles orphelines ? Malléables et influençables, elles sont placées sous la tutelle d'éditeurs qui, bien souvent, les habillent comme ils l'entendent, les transforment et leur donnent des apparences nouvelles.

Le Cid

« – Vous avez Le Cid ?
– Dans quelle édition il vous le faut ?
– Le prof ne nous a rien précisé. Mais n'importe, ce sera toujours le même texte ! » 

Voilà une remarque – entendue récemment dans une librairie, et qu'on peut entendre invariablement quel que soit le classique – qui m'a incité à écrire ce petit rappel. Car Le Cid, comme tant d'autres classiques, ne peut pas être réduit à une seule édition : les œuvres ont une vie, elles grandissent ou se ternissent. Le Cid n'échappe pas à la règle, car Corneille a considérablement modifié la pièce, et l'on trouve des versions relativement différentes de l'œuvre. Si la trame est passablement la même dans toutes les versions (« qu'il est joli garçon l'assassin de Papa » reste le résumé que l'on pourrait en faire, pour reprendre les mots de Georges Fourest), le texte diffère et l'enjeu de ces différences est de taille.

Outre les représentations de la pièce – qui s'éloignent nécessairement des versions imprimées –, il y eut six versions révisées par Corneille. Si les différences entre ces six versions ne sont pas toutes significatives, on peut identifier deux versions majeures : celle de 1637 (Corneille est alors âgé de trente ans) et celle de 1660 (il est alors quinquagénaire). En plus de vingt années, un auteur a le temps de vouloir reprendre son travail et le modifier ; et les modifications apportées par Corneille sont considérables. On connaît le succès des premières représentations de cette tragi-comédie, dû au mélange des tons, aux libertés prises avec l'effet de réel, aux excès, à la grande irrégularité dans la composition. On connaît aussi la querelle provoquée par ses adversaires, avec les mêmes arguments.

Devant les remarques formulées par l'Académie française, et sur des conseils avisés, Corneille entreprend de corriger son œuvre et, en bon élève, de l'assagir. Il en corrige tant et si bien les « défauts » que la version de 1660 est déjà méconnaissable. Ainsi, dès la scène d'exposition, la pièce devient plus vraisemblable, claire et efficace. Dans le déroulement de l’œuvre, le respect des unités se fait plus grand. Et la clôture est enfin digne d'une tragédie, car la pièce peut-elle raisonnablement s'achever sur l'espoir d'un mariage ? Ainsi, dans la version de 1637, Chimène avouait son amour pour Rodrigue, mais se confrontait à un léger dilemme : se peut-il « qu'un même jour commence et finisse mon deuil, / mettre en mon lit Rodrigue, et mon père au cercueil ? ». Le roi résolvait de façon simple le dilemme : si un jour est trop court pour passer du deuil au mariage, attendons plutôt un an ! Dans la version de 1682, l'issue est bien plus incertaine, et Chimène n'ose plus avancer l'hypothèse du mariage. La pièce baroque et irrégulière de 1637, devenue « tragédie » depuis 1648, voit ses défauts corrigés pour se conformer aux attentes classiques. En 1682, Corneille peaufine et apporte quelques dernières retouches : la tragédie n'est plus irrégulière, le vieux Corneille s'est assagi et a corrigé ce qui pouvait être pris pour des maladresses, autant en ce qui regarde la forme que l'intrigue.

Or, une fois le grand homme disparu, comment oser toucher à son œuvre ? Les éditeurs successifs se sont contentés de reprendre la dernière version supervisée par Corneille (celle de 1682), car pourquoi ne pas respecter scrupuleusement la parole du grand auteur ? Ainsi, quiconque souhaitait se procurer Le Cid chez un libraire accédait à la version assagie. Tout cela serait anecdotique si ce n'étaient pas précisément les irrégularités qui faisaient la singularité et le succès du Cid : surprenant paradoxe que d'avoir à lire le chef-d'œuvre baroque dans sa version classique… et des commentaires de l'œuvre de jeunesse basés sur la version amendée par un homme vieillissant. La version de 1682 sera retenue par les éditeurs durant près de trois siècles ! Il faudra attendre 1946 pour qu'un éditeur, Maurice Cauchie, décide de publier la version de 1637. Bref, c'est avec trois siècles de retard qu'on a interprété Le Cid en s'appuyant sur le texte qui va avec. Malgré tout, Maurice Cauchie ne sera pas suivi par tous les éditeurs ; ils sont encore nombreux à publier Le Cid dans sa dernière version, car... c'est le même texte, non ?

Eddie Breuil

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