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Article publié dans le n°1167 (16 févr. 2017) de Quinzaines

Publié en France depuis 1998, le Russe Vladimir Charov nous surprend une fois encore avec un roman que l’on est tenté de trouver plus fou que les précédents. Même si cela paraît une gageure.
Vladimir Charov
Soyez comme des enfants
Publié en France depuis 1998, le Russe Vladimir Charov nous surprend une fois encore avec un roman que l’on est tenté de trouver plus fou que les précédents. Même si cela paraît une gageure.

Il y avait eu, essentiellement traduits par Paul Lequesne, Les Répétitions (Actes Sud, 1998), La Vieille Petite Fille (L’Esprit des Péninsules, 2008) et Avant et Pendant (traduction de Véronique Patte, Phébus, 2005), trois romans impressionnants de densité, nimbés d’étrangeté et coiffés d’une ironie discrète qui se mue parfois en humour franc, une œuvre qui réclame de ses lecteurs une confiance aveugle et ne cherche du reste jamais à les satisfaire d’un effet de manche ou d’une queue de poisson. Vladimir Charov est d’une nature opiniâtre : il ne lâche pas un fil lorsqu’il le tient, et il est parfaitement capable d’égrener dans ses théâtres des idées de page en page toujours plus étonnantes, cristallisées dans un emboîtement de récits très subtil. Ces romans sont des cathédrales dressées à seule fin d’y lancer des hypothèses politiques, historiques, philosophiques ou religieuses. Sidérantes parfois, interloquantes souvent. Charov se trouve très bien dans le rôle de descendant des romanciers du XVIIIe siècle qui mettaient fort peu de bornes à la circulation de leurs idées.

Les conditions de rédaction de son œuvre littéraire expliquent probablement la nature de la prose de Vladimir Charov : né en 1952 à Moscou, fils de l’écrivain Alexandre Charov inquiété dans les années 1960 par le pouvoir, il est lui-même interdit de travail pour avoir participé à une grève dans son usine. Condamné à l’oiseveté, il suit des études d’histoire et c’est dans la clandestinité qu’il élabore son œuvre, soit sept romans, qu’il peaufine durant dix ans en joaillier narratif, sans jamais espérer pouvoir les publier un jour. Mais la roue tourne.

Comme l’expliquait Paul Lequesne au moment de la publication d’Avant et Pendant : « Une des particularités de Vladimir Charov est d’avoir, bien malgré lui, suscité une des plus vives polémiques littéraires de ces dernières années, après que la revue Novij Mir eut désavoué le roman – Avant et Pendant – qu’elle avait elle-même publié dans ses pages ! » À l’époque de la parution du livre, une partie de l’intelligentsia russe s’applique à effacer Marx et Lénine en requérant des philosophes de la fin du XIXe siècle, notamment les mystiques Solovev et Fiodorov, les fondements d’une pensée capable de justifier un nouvel ordre panslave. Dans Avant et Pendant, Charov fait de son côté de la Française Mme de Staël la poutre maîtresse mais invisible à l’œil de l’histoire de la Russie. Fiodorov était sous sa plume un simple d’esprit mû par l’amour, et la révolution de 1917 l’héritière directe des penseurs mystiques. Il faudrait revenir au rapport des Soviétiques à la conquête spatiale conçue comme une branche de la quête de la Jérusalem céleste pour se rendre compte de la pertinence de Charov sur ce point. Le rigoureux article de Jean-Baptiste Para est sur cette question parfaitement éclairant (« Russie, Utopies, Révolution », Europe, mai 2011, n° 985).

Après nous avoir mené d’un XVIIe siècle religieux (Les Répétitions) aux pensées politiques de Mme de Staël, cette ascendante de Staline comme il l’a démontré, Charov nous demande aujourd’hui, après avoir commencé son récit avec un ethnologue spécialiste des Enets et sa mère « folle-en-Christ », d’assister aux derniers mois de Lénine, alors installé à Gorki, affaibli par une série d’attaques et recouvrant, si l’on peut dire, les capacités de l’enfance et organisant à l’instar de Marcel Schwob une croisade des enfants, inventant un langage manuel, et partant, épisode délicieux, à l’assaut de la Kroupskaïa, son épouse, avec ce qui lui reste de membres actifs : « La Kroupskaïa parut se réveiller quand, toujours clopinant, il atteignit son mamelon. Lui-même ne remarqua rien : la route lui avait coûté trop de peine. Malgré sa respiration crépitante et sifflante, il tenta là encore de se redresser, de se relever en prenant appui sur son pouce, mais il ne parvint pas à garder l’équilibre et retomba, sa main à présent en coquille sur le sein, comme tantôt sur la joue. C’était chaud en cet endroit, douillet. Éreinté par l’effort, il s’apaisa, se réchauffa, sembla s’assoupir. »

Utopiste, logicien et historien, Vladimir Charov est un homme de la réorganisation des signes. Dans un entretien qu’il donnait en 2013 lors d’un passage à Paris, il expliquait ceci : « L’Humanité, dans sa tendance à se réhabiliter soi-même et les générations précédentes, corrige sans cesse l’histoire. Nous coupons sans pitié les branches latérales, il n’existe qu’une grande ligne dans le même genre que “Moscou–Pétersbourg”. Mais c’est pourtant dans les culs-de-sac que l’histoire est chargée de sens. J’ai essayé de rétablir l’histoire comme elle l’a été et qui n’est pas une Genèse mais un livre de commentaire, une interprétation des textes bibliques. »

À la façon d’un José Saramago qui aurait pris pour pierre de touche la métempsychose ou telle secte sortie de son imagination, Vladimir Charov ouvre les voies d’une histoire qui n’est plus mémorielle mais d’une impertinente uchronie, où l’absurde se développe comme un lierre. Et il réitère avec son Lénine rêvant de Jérusalem une sublime incongruité sur la révolution bolchevique qu’apprécieront les amateurs de littérature ambitieuse, celle qui bouge les lignes.

Eric Dussert