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Bob Dylan, Prix Nobel

En soulevant d’interminables controverses, l’attribution du prix Nobel de littérature à Bob Dylan a réveillé l’hydre de la question : « qu’est-ce que la littérature ? ». Un c...

En soulevant d’interminables controverses, l’attribution du prix Nobel de littérature à Bob Dylan a réveillé l’hydre de la question : « qu’est-ce que la littérature ? ». Un clivage sans appel divise ceux qui voient dans cette récompense la victoire d’une littérature désenclavée, libérée de ses anciennes formes, et ceux qui y lisent l’acte I de la mise à mort de la littérature. Comment interpréter le geste de l’académie suédoise ? Par définition, la littérature est mouvante, existe sous mille et un états, ne perdure qu’en se déterritorialisant, qu’en inventant de nouvelles formes de l’écrire. La question « où commence, où finit la littérature ? » semble frappée de vanité : depuis ses origines, la littérature n’existe que dans la mesure où elle dynamite ses frontières. Par-delà l’indignation, l’étonnement ou l’enthousiasme à voir la chanson, la poésie chantée, un « protest singer » génial, honorés par la plus haute distinction littéraire, on posera quelques jalons. Autant qu’artistique, le geste semble politique. Choisir l’œuvre engagée de Dylan alors que l’Amérique va bientôt élire son prochain président, c’est faire de Dylan un contrepoids au visage cauchemardesque d’une Amérique pilotée par Trump. Toutefois, y voir une victoire du « devenir mineur » des arts, une folle audace, nous paraît relever du contresens.

Dans cette nouvelle querelle des Anciens et des Modernes, les modernes supposés subversifs ne sont pas là où l’on croit. Penser que l’élection de Dylan dépoussière la vieille terre de la littérature, qu’elle fait souffler un grand vent novateur, c’est omettre le fait que, depuis toujours, la littérature se tient dans les marges, là où on ne l’attend pas. Ce qui semble à première vue audacieux signe-t-il un déplacement majeur : l’indice d’une désaffection par rapport à la lady (mutante) littérature ? On y lira davantage la volonté d’agrandir les territoires du verbe.

Élire Dylan, c’est avant tout récompenser un verbe allié au folk, au rock, à la musique, à la fée électricité (même s’il est aussi l’auteur de Tarantula, des Chroniques, mais alors il faudrait également évoquer ses créations picturales), saluer celui qui fut un artiste engagé de la contre-culture. Ce n’est pas pour autant sous-entendre que le Verbe seul, sans sa greffe sonore ou visuelle (BD, cinéma), est frappé de caducité. Ni qu’il doive être relevé par d’autres médias. C’est rappeler qu’il existe sous d’autres guises, d’autres courbures, dans une grande tradition orale passant par Orphée, Villon, les poètes arabes, persans, la Beat Generation dont Dylan est l’héritier. Est-ce honorer les créateurs sautefrontières, les ménestrels de la poésie rock (bientôt les grands maîtres de la BD ou les scénaristes ?) ou renier à la fois la littérature et la musique ? Dans le passé, l’académie avait déjà élargi les frontières de la littérature en élisant des philosophes (Bergson, Russell), des essayistes (Svetlana Aleksievitch), des politiques (Winston Churchill).

Plutôt que d’y déceler seulement le souffle de liberté que Dylan apporta dans le champ de la musique, on soupçonnera dans le choix des Nobel un désir de bousculer mâtiné d’opportunisme ; une volonté de surfer sur l’air du temps. La décision de privilégier la chanson populaire et les écrits du mage Dylan n’a rien d’iconoclaste. Depuis ses commencements, la littérature s’est nouée au chant, à la poésie orale. Sacrant Dylan comme figure du barde homérique ayant renoué avec l’aube de la littérature, le jury ne laisse point entendre que le verbe nu ne se suffit plus à lui-même. À travers Dylan, l’académie a reconnu une littérature qui a configuré notre époque. Sacraliser la poésie électrifiée n’est pas ipso facto enterrer une écriture ne pariant que sur son rythme muet.

Certes, les marges de la littérature ne se situent pas nécessairement dans les croisements inédits entre oralité et langue écrite, dans les zones d’interférence où le verbe devient musique et la musique devient mot. Soutenir le royaume sans roi d’une lettre, d’un verbe qui explore de l’intérieur ses possibles (sans se déporter vers son autre, sonore, visuel…), ne consonne en rien avec le passéisme. Derrière la controverse, derrière le brouillage des positions réactionnaires/révolutionnaires, l’entité « Littérature » semble regagner l’espace que Blanchot lui avait imparti : celui de l’impossible, de la part du feu, inspiré par la voix des sirènes. La littérature n’a jamais eu lieu. La littérature est à venir. Le jour où le trublion Dario Fo quitte la scène du monde, le poète à l’harmonica est couronné, lui qui, comme Dario Fo, n’a que faire des lauriers de l’establishment. On se met à rêver à un pacte, une relève de garde (Changing of the Guards), le dramaturge désignant son héritier, ravi de l’ouragan que soulève la nomination du créateur d’Hurricane.

Véronique Bergen