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L’écriture comme victoire sur la mort

Ce n’est pas seulement qu’Hélène Cixous lance son écriture, ses meutes d’écritures, dans des régions où peu s’aventurent. C’est qu’elle y voyage, transportée par des voix, à mains nues, allant à la rencontre de personnages, de fantômes qui la somment de les convoquer à la lumière du jour. Hélène Cixous a bâti une œuvre à partir de tout ce qui désœuvre, trouant les lettres françaises, fécondant le français par l’invention d’une langue inouïe, le cixous.
Hélène Cixous
Gare d'Osnabrück à Jérusalem
Ce n’est pas seulement qu’Hélène Cixous lance son écriture, ses meutes d’écritures, dans des régions où peu s’aventurent. C’est qu’elle y voyage, transportée par des voix, à mains nues, allant à la rencontre de personnages, de fantômes qui la somment de les convoquer à la lumière du jour. Hélène Cixous a bâti une œuvre à partir de tout ce qui désœuvre, trouant les lettres françaises, fécondant le français par l’invention d’une langue inouïe, le cixous.

Gare d’Osnabrück à Jérusalem nous procure un ravissement absolu. Ce livre-kaddish, ce livre-prière pour ceux qui ne reviendront plus, nous emmène sur les pas de la famille maternelle de la mère d’Hélène Cixous, Ève Klein, les Jonas d’Osnabrück, au temps de la montée du nazisme. L’Histoire et le savoir des historiens fournissent des éclairages, des contextualisations, une généalogie des événements, les noms des acteurs, des dates, des chiffres, des bilans comptables. Petit furet, la littérature s’avance dans les blancs de l’Histoire, dans ses silences, passe derrière le rideau des faits, dévoile la micro-texture de tragédies singulières prises dans la Tragédie collective. Aucun historien, aucun écrivain n’est descendu comme le fait Cixous dans la mécanique de mort mise en place par Hitler. Sans armes autres que stylistiques, imaginaires, elle ouvre les portes de la mémoire, de sa mémoire, fait chanter les cendres de ceux qui furent déportés, exterminés, entrouvre les coulisses, les bas-côtés de l’Histoire, ouvre les dates aux grands vents des victimes.

Tout est proustien dans ce livre magnifique, à commencer par l’appel que la ville d’Osnabrück, couplée à Jérusalem, lance à Hélène Cixous. D’une tonalité proustienne, le non-choix du choix, les puissances de l’involontaire qui capturent l’auteure, qui lui plantent un hameçon dans le corps afin qu’elle vienne entendre les Secrets. À ce commandement kafkaïen, « viens à Osnabrück », lancé par la ville, elle ne peut qu’acquiescer. Outre la mise en mouvement de la mémoire involontaire, le livre est proustien par sa recherche du temps perdu, de fragments de jadis, qui culmine dans l’épisode des pavés juifs d’Osnabrück révélant le trou noir estampillé du nazisme qui a avalé une partie de la famille Jonas, les Nussbaum, les Pels, les Remarque. La page épiphanique du Temps retrouvé où le narrateur bute sur un pavé inégal de la cour de l’hôtel des Guermantes (lequel pavé lui livre rétrospectivement le sens des séries de réminiscences qui scandent la Recherche) revient dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem. Dans la ruse de l’après-coup freudien, ce n’est qu’à la énième réminiscence (après la madeleine, les clochers de Martinville, les trois arbres, le buisson d’aubépines…) que leur mystère et leur portée se révèlent : offrir l’expérience d’une superposition du présent et du passé, à savoir un « peu de temps à l’état pur », magie que seule l’œuvre d’art peut délivrer. Lors de cette grande scène finale de la Recherche, se dévoile au narrateur sa vocation littéraire. Les pavés-livres, les « pavés parlants », les pavés juifs de la Krahnstrasse d’Osnabrück harponnent Cixous afin de la dessiller et entonnent le chant du peuple massacré. L’inconscient collectif des pierres, des maisons, exhale des volutes qui réveillent les nappes d’inconscient de l’auteure.

S’il faut écrire Osnabrück, les synagogues qui brûlent, la Nuit de cristal, l’apocalypse du Troisième Reich, c’est parce que les livres d’histoire ne donnent que des dates, de surcroît des dates erronées, ne voient pas les prodromes qui couvent, les signes avant-coureurs qui courent déjà dans la mort. S’il faut écrire transitivement Osnabrück, c’est parce que les pavés soufflent à l’auteure : « Souviens-toi de nous ». L’écriture est têtue comme la taupe de Kafka, elle creuse des terriers, des galeries dans les savoirs de l’Histoire, l’Histoire qui croit savoir alors qu’elle ne sait pas. « À force de mettre des dates partout, l’Histoire finit par ne plus savoir quand la vérité aura commencé, la vérité commence avant la vérité, l’événement avant l’événement, avant l’Incendie l’incendie ». L’écriture qui chemine vers les morts ne s’avance que pour mettre en branle la mémoire. Alors que la mère d’Hélène – Ève Klein –, la sœur d’Ève – Eri –, la grand-mère – Omi – ne sont plus, le destin souffle à Cixous de se rendre à Osnabrück, d’aller à la rencontre des morts, de plonger dans cette ville qui se confond avec Ève. Le destin ne serait pas destin s’il n’était facétieux : c’est sans savoir que c’est le jour anniversaire de la naissance de Hitler – sa fille Anne le lui apprendra – qu’un 20 avril Cixous arrive à Osnabrück. Pour affronter les archives de la ville, les registres de déportation, les photos de la famille Jonas, pour sonder la solution finale, le programme « zéro Juif », les Jonas morts à Auschwitz, à Theresienstadt, dont elle est l’héritière, il faut s’accompagner d’autres grands morts : Homère, Shakespeare, La Comédie humaine

Nul ne sait quand les morts reviennent faire un tour parmi nous. Alors que les gazés d’Osnabrück, les défunts, attendent d’être déterrés, phrasés, dits, convoqués, couchés, non sous terre mais dans des livres, le miracle a lieu durant l’été 2015 : pour la première fois, deux ans après sa disparition, la mère, Ève, revient une après-midi s’asseoir dans le jardin. « C’est la première fois qu’elle est revenue prendre sa place depuis notre Terrible Séparation il y a deux ans. Je suis soulagée. Je souffrais tellement de sa mort […] j’avais fini par croire qu’elle ne ressusciterait jamais […] C’était le vendredi 26 Juin et elle était partout ». 

La maladie de langue, annonce de l’œuvre de mort

Que voit-on avant que l’événement ne se produise ? Avant l’incendie, avant l’« Orage noir » ? Que percevait en 1924 Hélène, l’arrière-grand-mère de l’auteure, dont elle hérite le prénom, des flammes qui allaient emporter les siens ? Vint le jour où mourir n’eut plus le même sens, où « mourir a disparu », où entre hier et aujourd’hui des distances infranchissables se sont ouvertes. Les mots sonnent les premiers l’alarme, les magasins portant l’inscription « Juden »à boycotter, le « mot-crime », le « mot-abattoir » Judenhaus qui sort de terre signifiant aux Juifs « leur métamorphose en farine d’animal ». La destruction du monde, d’un monde, s’annonce à travers la langue. La langue contaminée, tombant malade, révèle avant l’heure la grande entreprise de mort, l’extermination du peuple juif. Nul n’a perçu avec autant d’acuité l’attaque physique subie par l’allemand lors de son devenir totalitaire.

« Les mots qui naguère étaient familiers et inoffensifs ont gonflé comme des bubons, ils ont cessé de ruminer, il leur est venu des dents courbées comme des griffes, ils se sont retournés contre leurs usagers comme des chiens pris de rage s’attaquent à leurs maîtres, ils ont couru dans les rues en grondant, surtout les mots en –ung, ces mots que l’on avait connus avant comme des citoyens actifs, méritants, ils ont répandu leurs grognements épouvantables, on ne les reconnaissait plus, dès qu’on entendait –ungungung on était pris d’une angoisse de mort, on savait qu’ils allaient déchaîner, dans la langue inoculée qu’ils avaient scorpionnée, des commandements totalement incompréhensibles, mais dont l’indication était toujours la même quelle que soit la prescription et c’était : judéoextirpation ». 

On descend dans les mécanismes, les effets physiologiques de la L.T.I. (Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Reich) analysée par Viktor Klemperer. La maladie de la langue conduit à la maladie de la mort. Se changeant en molosse, en doberman, en Béhémoth, le paisible suffixe –ung sonne le glas des Juden. Le tourment de Cixous rejoint celui qui fut le brasier de la poésie de Paul Celan : la « belle langue allemande » devient l’auxiliaire du crime, la complice des persécutions ; se mettant à l’école des bourreaux, elle est contaminée, empoisonnée. Seule une langue réinventée, ensauvagée, peut rendre vie, soigner les lésions qu’on lui a fait subir, nous sauver de la langue-ogre. La langue allemande qu’on a désenjuivée, « déyoudifiée », revient chanter, danser dans les mille et une langues juives/outre-juives, dans les mille et un français de Cixous. La victoire sur la mort vient des mots, des mots que Cixous a passés dans son athanor magique, qu’elle a réenfantés, déconstruits, secoués, ouverts à l’infini, livrant passage à tous les Jonas exterminés, à Ève par-dessus tout. En donnant abri aux disparus, en les invitant à nous rejoindre, en leur rendant leur voix muselée, leur langue coupée, sans pour autant trahir leur silence, l’écriture veille aussi sur les vivants.

Zérojuif, c’est énorme selon les nazis

On ne sait pas quand, avec l’incendie des synagogues, le déferlement nazi lance ses premières vagues, quand les assises humaines de l’Histoire commencent à trembler. Des mathématiques nazies, on ne connaît qu’une chose, que « zéro [Juif] à la fin de la guerre » à Osnabrück, c’est encore trop, « c’est énorme, et selon les nazis, un nombre innombrable ». À la croisée de la Tragédie convulsive et du choix, du « juste à temps » et du « trop tard », les destins prennent la forme de rails de chemin de fer. La grand-mère d’Hélène Cixous, Omi, s’enfuit d’Osnabrück en 1938 et arrive à Oran. D’autres Jonas, d’autres familles hésitent avant de partir in extremis et certains ne partent jamais, « les uns à Auschwitz les autres à Theresienstadt, les autres à Oran 

la cousine était à Gurs avec son mari, viens chez nous à Oran écrit ma mère, finalement elle n’est pas venue, elle est allée à Auschwitz

parfois entre le bon choix et le mauvais choix, c’est le mauvais choix qui l’emporte, ça je ne le comprends pas dit ma mère

das verstehe ich überhaupt nicht, dit ma grand-mère, Onkel Andre hat sich total geirrt ».

Oncle Jonas, le roi Lear

 Avec l’oncle André Jonas, le roi Lear qui parle le job, la langue de Job, le fou de douleur, l’endeuillé de sa fille adorée qui a tout de Regan et bien peu de Cordelia, c’est le drame shakespearien qui monte dans la tragédie. Partant en Palestine chercher sa fille Irmgard dont il est fou, celle-ci le renvoie à Osnabrück, dans la gueule des nazis. Le voyage du malheur le mène de gare en gare, d’Osnabrück à Jérusalem, de Jérusalem à Osnabrück, d’Osnabrück à Auschwitz, une gare de trop, la gare dont nul ne revient. Andreas Jonas, frère aîné d’Omi, offre « une des clés secrètes de cette époque terrifiante ». Plus proche de celle de Job que de celle du Christ, sa Passion fait monter à bord de sa nef la volonté de n’être plus, de dire « oui » à la mort. Errant dans le ventre de la Nuit de cristal, dans le feu des pogroms, Andreas ne vit que pour chercher sa mort, pour doubler la mort de sa fille chérie par la sienne. « Il cherche l’adresse de sa mort. Les nazis ne faisaient que réaliser son vœu le plus cher : ils le suicidaient. » 

Les paroles des déportés cherchent une issue vers le XXIe siècle, tentent de soulever la chape de soixante-dix années de silence, sont en quête de passeurs, de porte-paroles, de bouches à travers lesquelles hurler. Dans la bouche d’Hélène Cixous, les défunts s’engouffrent, dictant le livre que l’auteure transcrit en sachant qu’on ne dira jamais tout, que du tout chutent des étoiles de silence, des poches de secrets. Le prénom caché d’Osnabrück, c’est Not, la détresse, c’est Jérusalem, la ville promise à laquelle Cixous consent à aller, qui pousse son museau sous la forme d’un nouveau livre en creux dans celui-ci, le livre de Jérusalem. Dans les années trente, en Allemagne, Dieu cesse de mener combat, laissant le calame à Satan, laissant Hitler « séparer la chose Jude du corps de la nation, le Schmarotzer, comment s’épouiller, s’éyouder, s’épiler, comment protéger le sursang du peuple allemand du risque de contact d’un soussang souillant infâme ». La présence d’archives à la fin du livre – photos, circulaires, affiches, formulaires – confronte les puissances de l’écriture à la visibilité de vies soustraites sous les salves d’un opéra de sang. 

Des trois Parques, Hélène Cixous est la quatrième, celle qui tisse les fils de la revenance. Son « peuple autre », la Littérature, lui intime de répondre, en tant que juive, en tant que nonjuive, en tant que khmère, en tant qu’arménienne, aux spectres qui, remontant de la nuit d’Osnabrück, se couchent, comme des chats, devant sa porte. Une éthique de l’hospitalité, disait l’ami de Cixous, Jacques Derrida.     

 

[ Extrait ]

« - Qu’êtes-vous venue faire ici ?

- Je suis venue cultiver la ruine et fleurir la mémoire »

Véronique Bergen

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