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Rarement, on aura vu une planète dire ainsi adieu à l’une de ses légendes, rendre hommage au prince-caméléon qui venait d’ailleurs, d’une zone extraterrestre qu’il a explorée sans relâche. Artiste-Protée, inventeur d’un art total qui faisait appel à toutes les disciplines en les hybridant (musique, cinéma, théâtre, mime, peinture, mode…), David Bowie s’est construit mille et un personnages visionnaires, prophétisant les modes et séquences historiques à venir. 

Héraut aristocrate de la pop culture, il a fait de sa vie la scène d’une incessante réinvention de soi, l’odyssée transformiste d’un voyage vers des terres inconnues. Surgissant comme un elfe mutant dans le Londres de la fin des années soixante, il imposera avec Space Oddity (1969) un univers mâtinant science-fiction, dérives galactiques et quête d’autres vies possibles. Le premier avatar de Bowie voit le jour, l’astronaute Major Tom, que l’on retrouvera junkie dans Ashes to Ashes, peut-être sous la forme d’un crâne dans le clip Blackstar, avant qu’il n’enfante à son tour la créature de Ziggy Stardust. 

« Je veux que ma musique éveille les fantômes qui sont en moi. Pas les démons, vous comprenez, mais les fantômes. »

L’esthétique de la bifurcation, de la plasticité, qui définit la signature Bowie se voit expérimentée à tous les niveaux : celui de la musique, des sons, des images, des doubles convoqués. Dans la ronde hallucinée des alter ego, des hétéronymes qu’il s’invente, pointe le premier jumeau de nuit, l’étoile noire qui, en chaque avatar, crie qu’il n’y a qu’un pas entre la diffraction infinie de l’identité et la chute dans le gouffre de la schizophrénie : en arrière de Ziggy Stardust, d’Alladin Sane (« a lad insane »), de Halloween Jack (le cyber-pirate proto-punk de Diamond Dogs dans un monde orwellien apocalyptique), du Thin White Duke (créé dans l’album Station to Station), du Pierrot lunaire (Scary Monsters (and Super Creeps)) hurle le fantôme du demi-frère schizophrène, Terry. Tout au long de sa carrière, Bowie portera l’art des mutations, le génie de la mue à ses sommets, mettant en scène le meurtre de ses créatures, leur retour au néant quand surgit une nouvelle chrysalide. La régénération, le cycle des renaissances passe par la mise à mort des avatars, par la cérémonie de sa propre mort mimée sur scène (pensons à son monologue hamlétien, sa danse mortuaire avec un crâne sur la chanson « Cracked Actor » lors des tournées de 1974 et 1983, à son agonie exhibée dans sa chanson-clip testamentaire « Lazarus »).      

Après le double extraterrestre, avant le double animal, le virage vers le glam rock, l’exploration de l’androgynie, le jeu sur les codes vestimentaires et sexuels convoquent le double féminin. Vêtu d’une longue robe sur la pochette de The Man Who Sold the World, brassant un cocktail intertextuel/intersexuel dans Hunky Dory (hommages à Bob Dylan, Andy Warhol, Lou Reed, au mage Alesteir Crowley, retour sur l’inspiration stellaire avec Life on Mars ?), Bowie réserve un effet de surprise à chaque album, envoyant son vaisseau dans des mondes parallèles, surgissant là où on ne l’attend pas. À peine installé dans les paillettes du glam, dans l’androgynie galactique où se lit sa fascination pour le kabuki et ses « onnagata », à peine Ziggy Stardust, Alladin Sane sortis de terre, il les met en bière et se ré-enfante dans l’étrange créature mi-homme mi-chien de Diamond Dogs, album qui devait être à l’origine une adaptation de 1984 d’Orwell. Créateur de dystopies, constructeur de réalités autres, doubles, comme ses yeux vairons, il lance des musiques cubistes, métaphysiques, conceptuelles et charnelles, qui nous font quitter la Terre.

Sa silhouette androgyne, longiligne, sa voix de crooner, son inspiration musicale, cherchent d’autres terres, non plus interstellaires, non plus du côté de Metropolis de Fritz Lang ou du cabaret, mais du côté de la plastic soul avec Young Americans. Pour le marin galactique, il n’est aucun port d’attache. Avec Station to Station, sa capsule repart vers la splendeur noire du dandysme électronique, se créant un personnage expressionniste, à la lisière de Brecht et de la blancheur de la cocaïne, Thin White Duke, dans un devenir mime, un devenir machine que l’on retrouvera avec son groupe Tin Machine et ses incursions dans un hard terrien et massif. Les ombres du surhomme nietzschéen, de la kabbale, flirtent avec la quête du Graal par les nazis.

« J’ai toujours eu un besoin irrépressible d’être quelque chose de plus qu’un être humain. »

Pour l’heure, Bowie sort de son chapeau lewiscarrollien une trilogie souterraine. À l’envers du mouvement ascensionnel de la conquête spatiale, il s’enfonce dans le ventre de la terre. Née de son exil à Berlin en compagnie d’Iggy Pop, sa trilogie berlinoise Low, Heroes et Lodger est le fruit d’une collaboration avec le génial Brian Eno, grand maître de compositions aléatoires, planantes, novateur hors pair avec qui il travaillera à nouveau en 1995 sur le tourmenté 1. Outside, album des crises, des fêlures, des mariages sonores bizarroïdes, explosifs, de l’inoubliable « I’m deranged ». Bowie va trop vite pour l’époque. Il s’avance sous un tourbillon de masques. Pionnier, il funambule entre des mondes non répertoriés. Ses yeux aux pupilles asymétriques captent l’invisible, la vérité du réel : être pur simulacre. Se démultipliant dans des miroirs centrifuges, à chaque album-concept, il nous tend un miroir temporel amphibie, bifide, réverbérant l’époque présente et à venir. Grimé en Pierrot, se heurtant aux simulacres qui meurent et reviennent le hanter, il nous ouvre, à l’orée des années 1980, la porte du fabuleux Scary Monsters. Boudé par les fans de la première et de la deuxième heures, vient ensuite le virage vers le disco avec le succès planétaire de Let’s Dance, avec aux commandes Nile Rodgers de Chic. Nouvelle bifurcation imprévisible vers les guitares lourdes avec son groupe Tin Machine qui annonce la vague du grunge ; connexions avec Nine Inch Nails, David Lynch, la musique techno-industrielle dans 1. Outside… toutes les limites sont repoussées. À l’aspiration vers le cosmos et le dématérialisé succèdent le difficile retour vers la terre, vers l’incarné (avec l’album Earthling), le jeu kaléidoscopique de signes mettant en abyme l’ensemble de son œuvre dans The Next Day (2013), la pierre philosophale testamentaire Blackstar, sorti le jour du soixante-neuvième anniversaire de Bowie, deux jours avant sa mort. Diamant celé, d’accès complexe, sillonné de strates occultes, Blackstar délivre en sept plages, métaphore des sept jours nécessaires à la création de l’univers, une musique transfigurée en mystique.     

Odyssée des métamorphoses et révolution permanente des styles

Pour qui entendait vivre toutes les vies en une, dynamiter les barrières du moi jusqu’au vertige des identités multiples, pour qui a fait de son existence une odyssée de devenirs métamorphiques, il fallait explorer tous les styles, les recréer, les infuser, les déterritorialiser l’un par l’autre. Étranger sur cette Terre dont il ne se sentait pas le fruit, aucun style ne lui fut étranger, le free jazz, le rock, le disco, la soul, le funk, le métal, la world, le krautrock, le folk, l’électro, la new wave… Devenir extraterrestre, devenir femme, devenir animal, clown, machine, fantôme, vide… on n’en finirait pas d’énumérer ses aventures psychiques, physiques, esthétiques. Chaque réinvention de soi, chaque réincarnation induisait une renaissance des possibles du corps, de l’identité, de l’univers, et appelait une révolution sonore.  

Adepte de la révolution permanente, des ruptures musicales, des recréations de soi, alien, mutant en perpétuelle mutation (on ne voit que Björk pour vivre, créer à hauteur de ces métamorphoses vitales), cet esthète-arlequin fut et continuera d’être une source d’inspiration inépuisable pour les musiciens, les stylistes, les artistes en général. À l’avant-pointe, à l’avant-garde des créations, cultivant le décalage futuriste et rétro-futuriste, il anticipa les modes à venir (grunge, new wave, cold wave…), lançant des OVNI, des expérimentations formelles sonores, visuelles, sombres précurseurs de tendances musicales en germe. Il aura tout exploré. Non par volonté d’épuiser les possibles, de toucher à tous les registres, mais mu par la nécessité de se métamorphoser pour ne pas devenir fou. Il ne recyclait pas de l’ancien pour faire du nouveau mais désaxait les genres musicaux comme il brouillait les frontières entre les sexes, les cloisonnements entre les arts. 

Tant de facettes du cristal Bowie nous illuminent : l’acteur de L’Homme qui venait d’ailleurs,de Furyo, des Prédateurs, de Basquiat – où il joue le rôle de Warhol –, de Twin Peaks, le peintre d’un expressionnisme hanté, traquant la dissipation des visages, le mime (il suivit l’enseignement de Lindsay Kemp), le plasticien soignant ses clips, le producteur de Lou Reed, d’Iggy Pop, le virtuose dans l’art du masque, dans la transgression des normes, la préciosité, la sophistication de ses compositions, ses constellations électives (Genet, Lou Reed, Warhol, Kubrick, Lynch, Burroughs dont il réactiva l’invention des cut-ups…), la ligne rouge du saxophone qui fut la voie royale lors de son entrée dans le rock et qui, mis à l’honneur dans le souverain dernier album Blackstar, renouant avec son amour du jazz, ferme sa trajectoire. Il a fait du rock, de la pop culture, un art total. La perte de Bowie signe le deuil d’une époque. Le choc provoqué par sa mort ne viendrait-il pas aussi de la certitude de la fin d’un monde ? De l’entrée dans un XXIe siècle formaté, étriqué, conservateur, en crise, où les excentricités, les excès, les créations illimitées que nous a offerts son génie ne sont plus de mise ? Ce n’est pas seulement sur sa vie aux mille et un alter ego qu’il referme la porte de son armoire-tombeau dans son renversant clip « Lazarus » où il met en scène sa mort ; c’est sur une séquence historique que les deux battants se referment. Comme si l’audace, la démesure innovatrice, était morte avec lui. Comme si, dans sa mort, il était plus vivant que notre époque prise entre convulsions économico-guerrières et désert de momies humaines.  

« Five Years », chantait Bowie en 1972 dans l’album The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars. « News had just come over, we had five years left to cry in / News guy wept and told us / Earth was really dying / We've got five years, my brain hurts a lot / We've got five years, that's all we've got. » 

Mise en garde prémonitoire… Il nous reste cinq ans pour préserver la terre de l’apocalypse. Ce chaman en avance sur la marche du monde, dont il a perçu plus que tout autre les puissances de chaos mais aussi de vie intense, est aussi un sorcier des chiffres. Son dernier numéro de magicien sidéral nous sidère : avoir programmé la sortie de son ultime vidéoclip, avec son dernier avatar Lazare, le 7 janvier 2016, soit trois jours avant sa mort. La durée idoine pour ressusciter. Façon de nous chuchoter que le jour de sa disparition est aussi celui de sa résurrection. Une résurrection païenne, comme il le chantait dans son album Heathen. De l’éclipse de l’astre blanc jaillit le phénix, habitant de l’étoile noire. Nul doute que le prince des réincarnations nous réserve une constellation d’éternels retours où Bowie nous reviendra sous une forme qui nous déroutera comme il le fit durant cinq décennies.

[ Extrait ]

The return of the Thin White Duke
Throwing darts in lovers’ eyes
Here are we, one magical moment, such is the stuff
From where dreams are woven
Bending sound, dredging the ocean, lost in my circle
Here am I, flashing no colour
Tall in this room overlooking the ocean
Here are we One magical movement from Kether to Malkuth*
There are you You drive like a demon from station to station
The return of the Thin White Duke throwing darts in lovers’ eyes
The return of the Thin White Duke, making sure white stays
Once there were mountains on mountains
And once there were sunbirds to soar with
And once I could never be down
Got to keep searching and searching
Oh, what will I be believing and who will connect me with love ?
Wonderful wonderful wonder when
Have you sought fortune, evasive and shy ?
Drink to the men who protect you and I
Drink, drink, drain your glass, raise your glass high
Its not the side-effects of the cocaine
I’m thinking that it must be love
It’s too late - to be grateful
It’s too late - to be late again
It’s too late - to be hateful
The european cannon is here

Station to Station, David Bowie