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L’ultime recueil de Gilles Deleuze

Après "L’Île déserte" et "Deux régimes de fous", le recueil "Lettres et autres textes" propose un kaléidoscope de lettres, textes inédits ou devenus introuvables, articles, dessins singuliers et textes de jeunesse de Gilles Deleuze. Publié à l’occasion du vingtième anniversaire de sa disparition, ce troisième et dernier volume posthume, dont l’édition a été établie par David Lapoujade, offre un accès transversal, décalé, à son œuvre.
Gilles Deleuze
Lettres et autres textes
(Minuit)
Après "L’Île déserte" et "Deux régimes de fous", le recueil "Lettres et autres textes" propose un kaléidoscope de lettres, textes inédits ou devenus introuvables, articles, dessins singuliers et textes de jeunesse de Gilles Deleuze. Publié à l’occasion du vingtième anniversaire de sa disparition, ce troisième et dernier volume posthume, dont l’édition a été établie par David Lapoujade, offre un accès transversal, décalé, à son œuvre.

La correspondance que Deleuze adresse à des penseurs, des artistes qui lui sont proches (François Châtelet, Gherasim Luca, Michel Foucault, Clément Rosset, Pierre Klossowski….), à ses étudiants, aux chercheurs (Arnaud Villani, Jean-Clet Martin, Joseph Emmanuel Voeffray…) théâtralise les registres de pensée qu’il a élaborés. Celui qui affirmait qu’on ne fait œuvre à partir de son moi, en extrayant des blocs de son vécu, nous livre une correspondance à l’aune de ce dépassement du champ personnel. C’est à une descente dans le ventre de Moby Dick, dans la machinerie conceptuelle agencée par Deleuze que les lettres et les textes nous invitent. On assiste au bouillonnement des problèmes philosophiques avant leur stabilisation, à leur genèse tout en zigzags, en remaniements incessants. Insatisfait de l’image de la pensée construite par les tenants officiels de l’histoire de la philosophie  (bonne volonté, aimantation par la vérité), Deleuze interrogea le « qu’est-ce que penser ? » et en renouvela la donne. Exit la concorde des facultés ; il n’y a production de pensée que sous l’effet d’une violence, d’un heurt avec le chaos qui oblige à une création inédite.

Les lettres exploratoires adressées à Félix Guattari témoignent de la nouvelle manière de faire de la philosophie qu’impulsa Deleuze : en l’ouvrant aux grands vents du dehors, en traquant un problème sans plus faire fond sur la doxa philosophique sédimentée, sur les réponses établies. La singularité d’une correspondance asymétrique (une asymétrie qu’il a élevée au rang de concept) incite le lecteur à prolonger dans l’imaginaire les réponses des interlocuteurs de Deleuze. Le recueil conforte ce que la lecture des quatre ouvrages coécrits avec Guattari – les deux tomes de Capitalisme et schizophrénie, L’Anti-Œdipe et Mille plateaux, Kafka : Pour une littérature mineure et Qu’est-ce que la philosophie ? – laisse apparaître : l’intempestivité conceptuelle, la rupture avec une modalité encore classique de faire de la philosophie qu’apporte le psychanalyste et militant Félix Guattari. Là où le texte « De Sacher-Masoch au masochisme », publié dans le recueil, Présentation de Sacher-Masoch ou Logique du sens restent encore pris dans un cadre analytique, là où l’enseignement de Freud et de Lacan, la veine structuraliste sont opérants, L’Anti-Œdipe et Mille plateaux vont, sous la bouffée d’oxygène apportée par Félix Guattari, se détacher des grilles psychanalytiques, du structuralisme, au profit du machinisme vitaliste de la schizo-analyse. 

Guattari, « prodigieux inventeur de concepts "sauvages" »

Plus qu’elle induit un simple remaniement des batteries conceptuelles, l’effervescence idéelle de Guattari, jointe à l’accent mis sur la pratique, produit une mutation du style de la pensée, des personnages conceptuels deleuziens. Avec ce « prodigieux inventeur de concepts "sauvages" » que fut Guattari selon Deleuze, le travail à deux prendra le visage de noces sauvages, « contre nature ». Les savoirs se décloisonnent. Guattari pousse Deleuze à dépasser les limites de la pensée, à la faire entrer dans des processus d’accélération. Les lettres envoyées à Félix Guattari dévoilent le laboratoire de ce qui deviendra dans L’Anti-Œdipe une nouvelle approche de l’inconscient, du désir. L’inconscient sera saisi comme usine de flux (et non comme théâtre de fantasmes), multiplicités de devenirs impersonnels, production de machines désirantes branchées sur le collectif, le politique, le mondial. L’inconscient se doit d’être expérimenté au présent et non interprété sous la grille de l’anamnèse, de la référence au passé, à l’enfance. Le désir sera séparé du manque auquel toute la tradition, de Platon à Lacan, le rattache. C’est au psychanalyste-prêtre qui réprime le désir, qui hait l’inconscient, que s’en prend  la schizo-analyse.

Par sa recherche sur le terrain dans l’établissement psychiatrique de La Borde fondé par Jean Oury, le travail de clinicien de Guattari alimente la refondation de l’approche de l’inconscient, des psychoses. Les linéaments d’un parallèle entre flux déterritorialisés du schizophrène et flux du capitalisme se mettent en place, comme l’atteste la lettre du 13 mai 1969. C’est la psychose qui fait voler en éclats le triangle œdipien : la psychose n’est pas soluble dans les eaux du familialisme, du « papa-maman-et-moi ». On délire sur des continents, des tribus, le cosmos, pas sur l’exclusive structure père et mère.

La méthode généalogique mise en place par Nietzsche s’applique à la psycho-analyse. Ce qui est posé par la psychanalyse comme prémisse s’avère n’être qu’une conséquence dérivée : « Ça ne veut pas dire non plus que la triangulation œdipienne ou une structure de ce genre plus compliquée n’intervienne pas. Mais si je vous ai bien compris, elle interviendrait plutôt au niveau des conclusions et pas des prémisses sur le mode d’un "c’est donc ton père", "c’est donc ta mère", comme si les positions parentales étaient déterminées comme le résultat de mécanismes d’une autre nature et encore résultats partiels ».  

De fabuleuses pages portent sur la découverte d’une économie schizo, sur le projet de Deleuze de produire « une étude différentielle avec un schizo antique, un schizo féodal […] Caligula ». La proposition de deux directions selon lesquelles aborder la cure – « l’œdipianisation traditionnelle » qui rabat les flux inconscients sur l’image œdipienne et « la schizophrénisation, seule libératoire » (lettre à Guattari du 20 juillet 1970, analyse reprise dans une lettre non datée, adressée à Foucault) – insiste déjà sur la vertu de la prudence dans le décodage des flux inconscients sur laquelle reviendra Mille plateaux. « Le problème serait analogue à celui de Burroughs (comment conquérir la puissance de la drogue sans se droguer ?) ou de Miller (se saouler à l’eau pure). Ici : comment capter le processus schizophrénique sans être produit comme schizo ? Le groupe Tel Quel m’agace profondément quand il s’indigne de haut de tout rapprochement Artaud-schizophrénie ».

Dans le laboratoire de la pensée deleuzienne

Pas de confession de petits problèmes personnels, disions-nous. Tout au plus des allusions discrètes à un état de santé souvent précaire, à la recherche d’un poste universitaire, au soutien admirable apporté à ses étudiants, à des amitiés fidèles. Une joie spinoziste retentit lorsque les lettres sont traversées par des élans vibrant pour telle ou telle création, Premier amour de Beckett, l’œuvre de Ravel, Vendredi ou les Limbes du Pacifique de Michel Tournier, sans oublier les deux phares que sont Klossowski et Gherasim Luca. Des textes inédits de jeunesse écrits par Deleuze après la Seconde Guerre mondiale et qu’il avait reniés (notamment une introduction à La Religieuse de Diderot, Description de la femme : Pour une philosophie d’autrui sexuée, Du Christ à la bourgeoisie), on retiendra l’éthos d’un avant-Deleuze, relativement étranger dans la forme, le contenu, le rythme, à la signature deleuzienne telle qu’elle apparaîtra dans ses premières monographies (l’essai sur Hume, Empirisme et subjectivité en 1953, Nietzsche et la philosophie, La Philosophie critique de Kant, Proust et les signes). 

Si Deleuze ne souhaitait pas la réédition de ces textes écrits à la Libération, entre vingt et vingt-deux ans, David Lapoujade a trouvé salutaire de les diffuser afin d’en proposer la version correcte en lieu et place des versions fautives circulant çà et là. Un autre Deleuze s’y donne à lire. Même si l’impression de fracture l’emporte, de nombreuses passerelles peuvent être décelées (problème d’autrui comme monde possible, qu’on retrouvera dans l’appendice sur le Vendredi de Tournier, dans Logique du sens et dans Qu’est-ce que la philosophie ?, recours à Proust, question du secret qu’il élaborera dans Mille plateaux, motif de la fatigue qui sera interrogé dans L’Épuisé, figure du mime que Logique du sens problématisera). Pour les deleuziens, ces cinq textes offrent un inestimable trésor réservant son lot de surprises, parmi lesquelles des variations sur autrui, sur la caresse dans une tonalité davantage proustienne que levinassienne.

De cette balade conceptuelle à l’intérieur du cerveau de Deleuze, qui nous mène d’une exploration du temps musical à une préface pour l’édition américaine de Francis Bacon : Logique de la sensation, d’un entretien sur L’Anti-Œdipe, d’un cours sur Hume à des comptes rendus sur Émile Bréhier, Louis Lavelle, René Le Senne, on sort les yeux vibrants d’intensité. Sans la nostalgie de se livrer à l’ultime opus de Deleuze, dès lors que son œuvre a outrepassé la succession linéaire, les scansions du premier et du dernier. Dès lors que le premier nymphéa de Monet répète tous les autres, comme Deleuze l’écrit dans Différence et répétition en filant une image de Péguy.

Le livre refermé, on se met à appliquer aux événements de pensée, aux livres, aux créations picturales, musicales, le crible sans faille mis au point par Deleuze. Un crible qui condense magistralement sa manière de travailler un problème philosophique. Et à l’épreuve duquel peu de publications survivraient.  

« Je crois qu’un livre, s’il mérite d’exister, peut être présenté sous trois aspects rapides : on n’écrit de livre "digne" que : 1) si l’on pense que les livres sur le même sujet ou sur un sujet voisin tombent dans une sorte d’erreur globale (fonction polémique du livre) ; 2) si l’on pense que quelque chose d’essentiel a été oublié sur le sujet (fonction inventive) ; 3) si l’on estime être capable de créer un nouveau concept (fonction créatrice). Bien sûr, c’est le minimum quantitatif : une erreur, un oubli, un concept ».   

La philosophie comme transformation des manières de vivre 

Des usages intensifs que les disciples ou les chercheurs peuvent faire de sa « boîte à outils », Deleuze entrevoyait les dangers. Celui du repli dans une orthodoxie asphyxiante prônée par les gardiens du temple, celui d’une ritournelle doxique à la mode, mise à la sauce « light », de pratiques esthétiques, socio-politiques, privant Deleuze de ses puissances. Rigidité tombale des épigones d’un côté, réquisition ludique et vide de l’autre. Ou encore, sur-concept guerroyant et a-concept mou. Éternel problème du devenir des systèmes, de l’héritage d’une pensée afin qu’elle demeure vivante en ses répercussions et réinventions actuelles, afin qu’elle continue à féconder notre contemporanéité. Deleuze aimait faire appel à une phrase-image de Nietzsche qu’il a mise en acte dans sa pratique philosophique, celle du penseur ramassant la flèche décochée par un « sombre précurseur » afin de la relancer ailleurs. Sur cette fascination pour les bifurcations inventives, Deleuze ne cesse de revenir, comme on le lit dans l’une des très belles lettres adressées à Jean-Clet Martin. « Ce que vous dites, à la fin de votre lettre, sur le cerveau me fait rêver […] Donnez-moi des détails dès que vous pourrez : j’ai sincèrement besoin de cette idée et de vous rendre hommage dans un texte prochain ».

On épinglera l’invitation deleuzienne à faire de la philosophie une pratique qui transforme notre manière de vivre, d’exister, une expérimentation qui agisse sur le présent. La pensée comme work in progress avance en tâtonnant dans des zones laissées en friche ou trop vite cadenassées. Comme l’énonce Deleuze dans l’entretien sur L’Anti-Œdipe accordé à Raymond Bellour, un livre ne vaut pas en lui-même, par son intériorité, mais par rapport aux connexions hors-livre qu’il rend possibles. La tendresse et le respect que loue Deleuze dans Chronique des indiens Guayaki de Pierre Clastres, nous les retrouvons à l’œuvre au fil de ces pages. Comme une éthique de la pensée dont notre époque a le plus grand besoin. Loin des petits maîtres hargneux, des disciples de Monsieur Jourdain et des roquets.

Véronique Bergen

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