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Nathalie Heinich

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Une approche sociologique

Collection Bibliothèque des Sciences humaines, Gallimard

Parution : le 2 mars 2017

Format : 140 x 225 mm ; 416 pages ; 25 €

Valeurs privées, valeurs publiques  Le premier principe organisant la hiérarchie des valeurs repose sur leur degré de, si l’on peut dire, « publicisation ». En...

Valeurs privées, valeurs publiques 

Le premier principe organisant la hiérarchie des valeurs repose sur leur degré de, si l’on peut dire, « publicisation ». En effet, certaines sont des « valeurs publiques », au sens où elles peuvent être publiquement revendiquées, en tant que valeurs de référence. D’autres en revanche sont des « valeurs privées », au sens où elles orientent effectivement l’action, mais d’une façon difficilement revendicable car insuffisamment conforme aux valeurs publiques. L’on pourrait parler aussi de « valeurs invoquées » et de « valeurs convoquées ».

Le caractère plus ou moins privé ou public d’une valeur varie bien sûr en fonction du contexte et, notamment, du domaine d’activité. En particulier, le contexte sociologique de l’enquête (par sondage ou par entretien) tend à tirer l’énonciation axiologique du côté des valeurs publiques, alors même que le commentateur, non averti de cette hiérarchie entre valeurs, sera tenté de l’interpréter comme un indicateur des valeurs observées.

Lorsque les valeurs privées sont énoncées à propos de quelqu’un d’autre et non pas de soi-même, elles font figure de dénonciation, forme privilégiée de la critique. Ainsi, dans un laboratoire scientifique, tel chercheur critiquera l’« individualisme » d’un de ses collègues, ou de son patron, comme une pratique servant les intérêts privés de celui-ci, mais pas l’intérêt général ; et il ne pourra se dire lui-même « individualiste » que dans un contexte non officiel, entre amis, et en s’engageant dans de solides justifications. Dans le domaine artistique au contraire, l’individualisme n’a pas à être revendiqué tant il est devenu un réquisit fondamental, au point que c’est plutôt le caractère collectif de la création qui devra se justifier, ou bien s’énoncer comme une façon, paradoxalement, de se singulariser.

Dans la culture occidentale actuelle, un bon exemple de valeur privée est la beauté, du moins lorsqu’elle est appliquée à une personne et non pas à un objet ou à un état du monde : valeur intensément utilisée par les gens pour classer et évaluer leurs

contemporains (et surtout les femmes), elle ne peut guère toutefois se revendiquer publiquement comme un critère d’évaluation, notamment en matière de recrutement professionnel – sauf pour certaines activités de représentation telles que les métiers d’hôtesse. C’est qu’elle est une ressource à la fois superficielle et fondamentalement inégalitaire (…). 

La beauté comme valeur privée 

Dans le livre qu’il a consacré au rôle des « apparences », le sociologue Jean-François Amadieu souligne l’écart entre le poids de la beauté dans les évaluations effectives – attesté par toutes sortes d’indices et d’expérimentations – et sa dénégation ou son déni dans les discours : « Curieusement, alors que la vie de tous les jours nous fournit toutes sortes de preuves de l’importance du paraître, nous persistons en France à ne pas vouloir l’admettre. Une sorte de voile pudique semble jeté sur cet aspect du fonctionnement de notre société, comme s’il ne fallait pas aborder ces questions, comme s’il fallait minimiser le rôle de l’apparence physique. »

Ainsi, les résultats d’un sondage sur les choix électoraux laisseraient entendre que « l’attirance sexuelle jouerait un rôle marginal », alors même que la question était explicitement posée, notamment aux femmes, suggérant que les sondeurs ont conscience de la fréquente sous-déclaration d’une telle motivation : « il est, du reste, significatif que les sondeurs se soient obstinés à interroger les femmes sur ce sujet alors même qu’elles déclaraient n’y accorder aucune valeur. Comme s’ils étaient convaincus de l’importance primordiale du statut social et du physique pour les femmes ».

Or la difficulté à admettre que la beauté puisse être une valeur, commandant de fait l’évaluation des personnes, est si puissante que le sociologue lui-même, sortant de l’analyse descriptive du phénomène, ne peut s’empêcher de passer en mode normatif en mettant celui-ci en accusation : « le succès croissant des mannequins dans les années 1980-1990 a marqué une nette accentuation du phénomène. Le top model s’est alors mis à surpasser la star de cinéma en termes de revenus et de notoriété. L’argent, les honneurs et la gloire allaient à ceux et à celles dont la seule qualité était la plastique. On ne soulignera jamais assez combien cette nouvelle échelle sociale est injustifiée, illégitime et absurde. »

C’est que la beauté des personnes , parce qu’elle est, pour l’essentiel, une propriété innée – une « grâce » –, échappe à l’ordre du mérite, et contrevient par conséquent à notre conception de la justice dans la distribution des places attribuées aux uns et aux autres. En revanche, du fait que les choses ne peuvent pas souffrir de la qualification qu’on leur attribue, celle-ci échappe à l’ordre de la justice (…) : ce pourquoi vanter la beauté d’une œuvre d’art ou d’un paysage ne pose guère problème, faisant de cette valeur, dans la mesure où elle s’applique aux choses, une valeur publique. 

Dans la sociologie de Weber, les « valeurs instrumentales » correspondent peu ou prou aux valeurs privées, au sens où ce sont les valeurs dont se servent effectivement les acteurs. Dans la sociologie de Bourdieu, l’on parlerait de valeurs « illégitimes » à propos des valeurs privées, et de valeurs « légitimes » à propos des valeurs publiques. 

La Nouvelle Quinzaine Littéraire

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