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Santiago H. Amigorena
Les premières fois
(P.O.L.)
Santiago H. AmigorenaLes premières foisP.O.L, coll. "Fiction", 592 p., 22 € Le lycée Rodin, parmi tant dʼautres choses, est un bâtiment des années ...

Santiago H. Amigorena
Les premières fois
P.O.L, coll. "Fiction", 592 p., 22 €

Le lycée Rodin, parmi tant dʼautres choses, est un bâtiment des années 60 triste comme lʼéchec. Situé dans le XIIIe arrondissement (le seul qui dispute au XVe le titre du plus triste arrondissement de Paris), il déploie, au coin de la triste rue Corvisart et de la triste rue des Cordelières, son explicite tristesse en deux longues ailes dʼoiseau mort encerclant une cour en béton à laquelle, au sud, un grand mur échappé dʼun pénitencier interdit lʼespoir dʼun horizon de verdure – fût-il celui, limité, du square René-Le Gall. À lʼintérieur du bâtiment, sur trois étages, de chaque côté de lʼescalier central, de longs couloirs mal éclairés par des soupiraux trop haut perchés, comme sʼils y avaient été placés par un architecte spécialisé dans les caves quʼon eût oublié dʼavertir quʼil ne se trouvait plus au sous-sol mais à un premier, un deuxième et un troisième étage, étalent leur sombre promesse dʼennui en ouvrant des portes sur dʼinnombrables salles de classe. Les salles, surpeuplées de ces tables et ces chaises dʼun métal vert pituite et dʼun bois verni couleur diarrhée de chiot, sont séparées les unes des autres par de fausses cloisons en harmonie parfaite avec le faux enseignement quʼon y dispense. Et pourtant. Et pourtant cʼest dans ces tristes murs, dans ces murs désespérants dʼenfermement, de lassitude, dans ces murs plus tristes que la pluie, dans ces murs qui nʼont pas changé et que je contemple aujourdʼhui, assis à la terrasse du Pascal, alors que trente années sont passées, que se terrent quelques-uns des plus joyeux souvenirs de ma taciturne adolescence.

Jʼétais arrivé dʼAmérique du Sud en France deux ans plus tôt et les deux premières années de mon exil avaient eu une singulière singularité : notre déclassement, matérialisé par le passage de la demeure somptueuse de Montevideo, où nous vécûmes pendant six ans avec ses multiples gens, à lʼobscur deux-pièces du 9 bis, boulevard du Montparnasse où le service, pendant que ma mère pleurait parce que mon père lʼavait quittée, était assuré exclusivement par mon frère et moi, avait été masqué par le fait que nous allassions tous les deux, après notre anglaise école privée dʼUruguay, à lʼaméricanisante École Active Bilingue et privée de Paris. Maintenant, après deux années de mensonge, notre classe sociale correspondait de nouveau à notre univers social : nous avions déménagé du boulevard du Montparnasse à la pauvre rue Brillat-Savarin, à deux pas de la misérable porte de Gentilly, et nous allions au public lycée Rodin. Ce sont les bienfaits (ou les méfaits) de ce changement dʼétablissement scolaire de mʼavoir appris déinitivement le français – qui devait devenir ma seule langue écrite – et de mʼavoir ouvert à un monde que lʼÉcole Active Bilingue, malgré notre pauvreté, avait réussi à dissimuler.

Le premier souvenir du lycée Rodin qui se présente à mon esprit est celui de la grande cour où je découvris, regroupés près du terre-plein qui précédait le gymnase, quelques immigrés qui mʼétaient semblables. Antonio et Julián étaient chiliens ; Alejandra, Marina et sa petite sœur, Denyse, argentines. Je ne me souviens pas précisément de la première fois que je les vis, je ne me souviens pas de les avoir vus comme sʼils avaient préexisté à ma vue. Peut-être est-ce mon frère qui me prit par la main et mʼentraîna vers eux ; peut-être suis-je allé seul alors quʼil les avait déjà remarqués, alors quʼil les avait déjà rejoints. Je ne saurais dire non plus si Alejandra, Antonio, Julián, Marina et sa petite sœur étaient arrivés au lycée Rodin une ou plusieurs années avant nous. Le seul souvenir que je garde dʼeux en cette année de quatrième est de les retrouver là, sous un ciel gris, à la récré de dix heures et demie ; la seule sensation qui demeure dans ma mémoire, comme si la cour du lycée Rodin nʼavait consisté pendant toute cette année quʼen ce rebord de terre-plein et comme sʼil nʼy avait jamais été que dix heures et demie sous un ciel gris, est celle de nous sept regroupés en silence à lʼécart de tous, à lʼécart detout. 

Pour revendiquer notre différence et nos similitudes, vêtus de ponchos, nous nous regroupions dans la cour pour boire du maté. Il y avait quelque chose de doux, à cette époque où les enfants de Portugais étaient encore des enfants de Portugais, où les enfants dʼEspagnols étaient encore des enfants dʼEspagnols, où les fils dʼItaliens étaient encore de petits Italiens, et où les Beurs nʼexistaient pas,à se regrouper ainsi, portant des tenues et buvant des infusions quʼaucun enfant de la bourgeoisie argentine ou chilienne nʼeût ingurgitées ou portées dans son propre pays. Nous nous retrouvions, comme des peones perdus dans lʼaube froide de la pampa, avec pour seul espoir de nous réchauffer par quelques gorgées de maté et notre douce et silencieuse proximité.

Alors que la masse étudiante de lʼÉcole Active Bilingue était principalement constituée dʼimmigrés, mais de ces immigrés cosmopolites issus des plus hautes sphères de la société et parmi lesquels jʼavais été une sorte de mouton noir, de canard pauvre et boiteux, je ne retrouvai pas seulement, dans la cour sombre du lycée Rodin, des immigrés qui me ressemblaient : peu à peu, comprenais-je, notre statut, non plus dʼimmigrés mais dʼexilés politiques, nous revêtait dʼune noblesse blessée que tous admiraient. Cʼest quelque chose quʼun malheur honoré, et le nôtre lʼétait. Nous étions comme ces princes et ces princesses déshérités quʼon accueille dans les cours lointaines ou qui errent dans les marchés et dont la douleur de leur histoire et leurs douces manières, chez Shakespeare ou dans Les Mille et Une Nuits, forcent inévitablement le respect.

LʼÉcole Active Bilingue, surpeuplée dʼenfants de diplomates, avait masqué notre exil forcé : nous qui avions fui une dictature, nous nous étions retrouvés assis aux côtés des fils des diplomates qui avaient mis cette dictature en place ; et, enfants sages, nous en avions profité pour faire ensemble des enfantillages. Au lycée Rodin je compris brusquement quʼil était dʼautres immigrés qui mʼétaient semblables. Ou plutôt, quitte à tout avouer, quitte à ne rien vous épargner, à lʼÉcole Active Bilingue, en sixième et en cinquième, pendant deux longues années, à part mes amis les plus proches, les autres élèves, américains ou européens, africains ou asiatiques, mais toujours issus de cette haute bourgeoisie cosmopolite qui commençait à jouer au Monopoly mondial de la haute finance, éprouvaient à mon égard une sorte de mépris que, par égard pour eux et pour moi-même – car le mépris est un sentiment qui avilit celui qui en est le sujet comme celui qui en est lʼobjet –, jʼai, jusquʼici, préféré taire. Au lycée Rodin, non seulement les rares autres immigrés me ressemblaient, mais nous suscitions une forme dʼidéalisation, dʼadmiration, dʼidolâtrie qui provoqua, alors que je venais dʼarriver et que je ne connaissais personne, une étrange invitation à une étrange soirée où je fus étrangèrement convié.

La Nouvelle Quinzaine Littéraire

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