A lire aussi

Livres des mêmes auteurs

Premiers romans, premières pages

Chloé Thomas
Nos lieux communs (Gallimard)
Négar Djavadi
Désorientale (Liana Levi)
Chloé ThomasNos lieux communsGallimard, 176 p., 16,50€ EUX ...

Chloé Thomas
Nos lieux communs
Gallimard, 176 p., 16,50€

EUX

On commencerait, en premier tableau, par l’usine ; d’abord une abstraction inconsistante, un concept à moitié vide sur lequel se greffent les fantasmes ; le lieu de la vie ouvrière, elle-même fiction, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’existe pas, qu’elle n’a pas existé, mais plutôt qu’elle ne serait ici que déversement, dans le monde, d’un récit préinstruit, écrit par d’autres qu’elle-même. On y verrait par exemple des hommes assez jeunes, forts, maniant leurs outils avec dextérité et portant assistance à d’autres, plus vieux, plus faibles, sous l’oeil torve (mettons torve) d’un aigre contremaître, caricature osée, mais osée parce qu’elle se pense juste, du petit chef hargneux, tandis qu’en arrière-plan une rangée de femmes pencheraient leurs visages forcément émaciés sur d’autres tâches ; en tout, un mélange de misère et de virilité. Mais l’usine, ce serait aussi le terrain réel d’une expérience, sensorielle d’abord car, si l’on se souvient bien, tout n’y est que bruits, lumières, odeurs, la première fois ; et ce premier tableau, ce pourrait être ça, la première entrée à l’usine d’un étranger étourdi par sa propre étrangeté. Cette rencontre, ou plutôt cette transgression, elle serait située dans le temps (la fin des années 70), dans l’espace (la région parisienne, mais on aurait pu aussi bien préférer être ailleurs, les chantiers navals, quelque contrée industrielle), et elle serait portée par un petit groupe marginal et gauchiste, c’est trop simple bien sûr, trop imprécis, mais que peut une allégorie, que peut un tableau ; jeunes gens marchant dans les traces d’aînés qu’ils connaissent mal mais qu’ils admirent précisément pour cela. Voilà par quoi on commencerait. Le conditionnel, ici, maigre rempart contre la fiction, pourrait ne pas tenir longtemps. Il constitue lui-même une partie de l’histoire (on pourrait dire qu’il fait tableau, trope, allons savoir ; rien ne va). Il doit contenir, en un exercice périlleux, la tentation de la belle phrase, de l’intéressant, du roman et, dans une même saisie, leur inexpiable détestation. Et déjà, jusque dans cette tension même, tout semblerait rebattu, participant alors de répétitions qui ne cessent elles aussi de faire signe. Voilà, en avertissement à la glose.

 

Négar Djavadi
Désorientale
Liana Levi, 352 p., 22 €

LʼESCALATOR

Paris, mon père, Darius Sadr, ne prenait jamais dʼescalator.

La première fois que je suis descendue avec lui dans le métro, le 21 avril 1981, je lui en ai demandé la raison et il mʼa répondu : « Lʼescalator, cʼest pour eux. » Par eux, il entendait vous, évidemment. Vous qui alliez au travail en ce mardi matin dʼavril. Vous, citoyens de ce pays, dont les impôts, les prélèvements obligatoires, les taxes dʼhabitation, mais aussi lʼéducation, lʼintransigeance, le sens critique, lʼesprit de solidarité, la fierté, la culture, le patriotisme, lʼattachement la République et à la démocratie, avaient concouru durant des siècles à aboutir à ces escaliers mécaniques installés à des mètres sous terre.

À dix ans, je nʼavais pas conscience de toutes ces notions, mais le regard désarmé de mon père – attrapé durant les mois passés seul dans cette ville et que je ne lui connaissais pas – mʼébranla au point quʼaujourdʼhui encore, chaque fois que je me trouve face à un escalator, je pense à lui. Jʼentends le bruit de ses pas qui grimpent les marches dures de lʼescalier. Je vois son corps légèrement penché en avant par lʼeffort, obstiné, volontaire, ancré dans le refus de profiter du confort éphémère de lʼascension mécanique. Dans la logique de Darius Sadr, ce genre de luxe se méritait, sinon cʼétait de lʼabus, voire du vol. Son destin sʼinscrivait désormais dans les escaliers de ce monde, le temps qui sʼécoule sans surprise, le regard indifférent des passants.

Pour saisir la complexité de cette réflexion, il faut entrer dans la tête de mon père ; mon père de cette époque-là, Le Tumultueux, Le Désabusé. Comprendre le cheminement tortueux, magistralement absurde, de sa pensée. Voir sous la couche de souffrance, par-delà lʼâpreté de lʼéchec, les étendues de délicatesse et dʼélégance, de respect et dʼadmiration. Apprécier la cohérence de sa décision (ne pas prendre dʼescalator), et lʼhabilité avec laquelle il concentra en quelques mots, lui qui avait passé la majeure partie de son existence courbé sur une rame de papier à écrire, tout ce quʼil était devenu et tout ce que vous représentiez. Mais vous le savez aussi bien que moi, pour prétendre entrer dans la tête dʼun homme, il faut dʼabord le connaître ; avaler toutes ses vies, toutes ses luttes, tous ses fantômes. Et croyez-moi, si je commence par là, si jʼabats déjà la carte du « père », je nʼarriverais plus à vous raconter ce que je mʼapprête à vous raconter.

Restons sur lʼimpact de cette phrase : « Lʼescalator, cʼest pour eux. » Raison qui mʼa décidée, en partie, à entreprendre ce récit sans savoir par où commencer. Tout ce que je sais cʼest que ces pages ne seront pas linéaires. Raconter le présent exige que je remonte loin dans le passé, que je traverse les frontières, survole les montagnes et rejoigne ce lac immense quʼon appelle mer, guidée par le flux des images, des associations libres, des soubresauts organiques, les creux et les bosses sculptés dans mes souvenirs par le temps. Mais la vérité de la mémoire est singulière, nʼest-ce pas ? La mémoire sélectionne, élimine, exagère, minimise, glorifie, dénigre. Elle façonne sa propre version des événements, livre sa propre réalité. Hétérogène, mais cohérente. Imparfaite, mais sincère. Quoi quʼil en soit, la mienne charrie tant dʼhistoires, de mensonges, de langues, dʼillusions, de vies rythmées par des exils et des morts, des morts et des exils, que je ne sais trop comment en démêler les fils.

Il est possible que certains dʼentre vous me connaissent déjà, quʼils se rappellent cet événement sanglant survenu à Paris, dans le 13e arrondissement, le 11 mars 1994. Lʼinformation fit lʼouverture du 20 heures de France 2. Le lendemain, tous les journaux en parlaient à travers des articles remplis de contre-vérités et ornés de photos de nous, les yeux barrés dʼun rectangle noir. Peut-être mʼavez-vous vue sur lʼune dʼentre elles. Peut-être avez-vous suivi lʼaffaire.

Dʼailleurs, jʼaurais pu commencer par là. Au lieu de vous parler dʼescalator, jʼaurais pu vous raconter ce que nous appelons entre nous LʼÉVÉNEMENT. Mais je ne peux pas. Pas encore. Pour lʼinstant, tout ce que vous avez besoin de savoir cʼest que nous sommes le 19 janvier, il est dix heures dix et jʼattends.

La Nouvelle Quinzaine Littéraire

Vous aimerez aussi