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Bonnes feuilles. L’imaginaire du bordel

Mireille Dottin­-Orsini & Daniel Grojnowski
L’Imaginaire de la prostitution
De la Bohème à la Belle Époque
Hermann, 268 p., 25 €
Parution : 11 octobre 2017

Le bordel est par définition une clôture, ironiquement comparée à celle des couvents, et une prison pour ses pensionnaires criblées de dettes. Mais pour le client, cette clôture offre un espace ...

Le bordel est par définition une clôture, ironiquement comparée à celle des couvents, et une prison pour ses pensionnaires criblées de dettes. Mais pour le client, cette clôture offre un espace de rêve, de liberté et de pouvoir. Tout un folklore se développe, qui, en dépit de la disparition des bordels d’antan, reste vivace dans l’imaginaire collectif.

« Le décor fait tout. L’imagination du client travaille seule », écrit Pierre Mac Orlan dans Rues secrètes. Les maisons closes sont un creuset de fantasmes. Les plus somptueuses s’ingéniaient à réaliser ceux de leurs habitués, à grand renfort de miroirs, de dorures, de lustres illuminés, de mises en scène et de déguisements, proposant même des sosies de femmes célèbres aux visiteurs étrangers : ce sont des « maisons d’illusion ». La pièce de Jean Genet, Le Balcon (1961), s’en inspire, avec son client juge et sa prostituée-petite voleuse, son évêque et sa prostituée-Vierge Marie, son général et sa prostituée-cheval. Genet y concrétise les métaphores emboîtées du bordel comme théâtre et du théâtre comme image du monde.

Pour les écrivains, ces maisons représentent souvent une époque révolue, celle de la jeunesse. Un fort décalage sépare les dates des ouvrages documentaires utilisés et le moment de la rédaction des romans : Parent-Duchâtelet sert encore de référence plus de cinquante ans après son enquête. Les frères Goncourt affirment dans leur Journal que les « soupeuses » des parties fines d’autrefois, « si heureuses de répandre le plaisir », étaient infiniment plus gaies, plus spirituelles et plus désintéressées que les prostituées contemporaines, devenues des « tiroirs-caisses ». Pour eux, même la haute courtisane de leur temps, par exemple la Païva, n’est pas « d’une race supérieure à celle de la femme de trottoir », elle n’est que plus riche.

Il rôde dans le souvenir des maisons de prostitution une nostalgie ambigüe et une certaine mélancolie, celle des dernières lignes de L’Éducation sentimentale de Flaubert, quand Frédéric se rappelle avoir apporté, adolescent, de gros bouquets chez « la Turque », tout ému « de voir, d’un seul coup d’oeil, tant de femmes à sa disposition ». Les écrivains n’en finissent pas d’entonner la ballade des prostituées d’antan et de décliner les charmes du passé. La lanterne rouge brille comme un souvenir d’enfance. On découvrait la femme, la première putain, l’initiatrice, dans une autre maison, une autre famille, bien close à l’abri des regards. Cet aspect « bon enfant » est celui des bordels de province, qui persistèrent plus longtemps que ceux de Paris, et sont longuement décrits dans La Fille Élisa (Edmond de Goncourt), « La Maison Tellier » (Maupassant), La Maison Philibert (Jean Lorrain). Le client-roi y devient une réalité. Octave Mirbeau souligne la « puissante et étrange joie de savoir qu’il peut tout dire, tout faire, tout exiger ».

Quarante ans plus tard, Michel Leiris, dans L’Âge d’homme, célèbre « celles à qui l’on pouvait faire tout ce qu’on voulait », transformant la maison close en Palais de Dame Tartine : le bordel est le décor où le client concrétise un rêve enfantin de toute-puissance. « Ils ont brisé leur joujou », dit l’officier de « L’Affaire du grand 7 » de Léon Hennique, quand ses soldats ivres ravagent un bordel en massacrant ses pensionnaires.

Cette fascination repose sur la gourmandise de la pluralité : toutes les femmes pour soi, il suffit de choisir, des blondes, des brunes, des rousses, des grosses et des maigres, des distinguées et des vulgaires – mille e tre, dirait Leporello. On y rêve tous les types féminins à disposition, des échantillons de tous les peuples – plaisir supplémentaire du voyage immobile. Il est donc rêvé nombreux et d’une idéale variété, sans rapport avec la réalité : les maisons de tolérance contenaient le plus souvent moins de dix pensionnaires, seules les maisons huppées en présentaient davantage. Mais elles courent le risque de lasser : si certaines filles ont leurs habitués, la « petite nouvelle » est très recherchée. Maître du monde, le client le possède dans ses femmes. Il est un pacha convoquant son harem à l’heure du choix, et le rêve exotique rejoint celui des maisons closes : face aux peintures de Louxor lors de son voyage en Égypte, Flaubert évoque les lupanars parisiens. Décoré en sérail, le bordel de luxe fait écho aux nudit.s des tableaux orientalistes.

De même que les courtisanes étaient mieux acceptées dans les romans que les filles des rues, les représentations peintes de gynécées lointains où les femmes attendent le bon vouloir du maître étaient appréciées du public.

Le client joue en outre le rôle du visiteur découvrant un musée organisé pour lui : en 1907, Paul Adam en imagine un dans lequel « les plus belles femmes de chaque race s’offriraient à l’admiration de nos intelligences » – ces derniers mots sauvant la morale. Comme le dira Michel Leiris, « rien ne me paraît ressembler autant à un bordel qu’un musée ». De son côté, André Breton compare le musée Gustave Moreau à un temple, mais aussi à un « mauvais lieu », peuplé d’idéales Salomé, Dalila ou Messaline. Le projet muséographique de Paul Adam répond tardivement à celui des frères Goncourt, dégoûtés des maisons habituelles et imaginant « un bordel public où le monde soit représenté », entre autres par « une Circassienne, et une Japonaise, une négresse et une mulâtresse », des filles « d’Afrique, d’Asie, d’Amérique et d’O’Tahiti » (Journal, 11 janvier 1863).

Qui dit illusion, si flatteuse soit-elle, dit aussi désillusion quand le jeune homme revient au réel. Au bordel, il perd, avec son pucelage, le rêve amoureux qui idéalise la femme. Son désenchantement est celui dont parlait Michelet quand il substituait aux « filles de joie » des « filles de tristesse » − la tristesse est aussi celle du client. La Confession de Claude, premier roman de Zola, expose à la fois les déceptions du héros et l’enterrement d’un certain romantisme. Nombre de récits montrent la méprise de celui qui, séduit par une jolie passante, s’aperçoit qu’elle n’est qu’une fille offerte à tout venant. C’est le sujet d’une des Nouvelles pétersbourgeoises de Gogol, « La Perspective Nevsky » (1843). À cet égard, le conte de Charles-Louis Philippe, « Le pauvre amour en chair », offre un intéressant traitement du thème : le jeune héros sait que sa charmante voisine se prostitue, mais décide de faire comme s’il ne le savait pas – sans oublier cependant de la payer. Paul Adam affirmait que son roman Chair molle le vengeait d’avoir été « leurré par les poètes et faussement induit à croire des extases possibles ». Écrire sur la prostitution, c’est dénoncer les mensonges de l’Amour et affronter les réalités de l’étreinte sexuelle. Les habitués voudraient que les « filles » ne soient ni vénales ni intéressées, mais gentilles, patientes, de bonne humeur et bien élevées – de « bonnes prostituées », comme il y avait jadis de « bons pauvres » auxquels on faisait l’aumône. En paraphrasant Figaro, aux qualités qu’on exige de ces femmes, connaissons-nous beaucoup de clients qui soient dignes de se prostituer ?

On trouvera bien des avatars de la « fille » dans les pages qui suivent. Tant auprès du public cultivé que populaire, elle demeure aux yeux des hommes une médiatrice d’amour. L’imaginaire de la prostitution concerne autant les acteurs que les spectateurs qui, par la force des choses, adoptent des rôles de voyeurs.

La prostitution ne se résume pas à un échange de services pour lequel les plaisirs de la chair offrent en contrepartie les satisfactions de l’argent. Elle aménage des scénarios qui

répondent aux aléas biographiques de chacun : ceux des clients puis ceux des filles, dans la mesure où elles se prêtent au jeu de bonne grâce. En même temps que s’y implique la société, elle sollicite les pulsions. Car il n’est pas dit qu’avant de constituer une activité physiologique, les rapports sexuels rémunérés − même si leur fin est l’orgasme masculin − ne se définissent pas d’abord comme des échanges imaginaires. Par-delà les cadres chronologiques et culturels, la prostitution situe chacun sous la coupe d’une double contrainte, au croisement de forces antagoniques : la sexualité et ses interdits, la maîtrise de soi et la subversion du désir, le secret de l’intimité et le dénudement immédiat, la sacralité de la personne et sa violation, la quête d’un absolu et son impossible accomplissement.

La Nouvelle Quinzaine Littéraire

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