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« Bordeaux est mon poste de vigie ». Entretien avec Jean-Michel Devésa

Dans cet entretien, l’écrivain et professeur d’université Jean-Michel Devésa nous présente son nouveau roman et précise pourquoi la ville de Bordeaux est si importante dans sa poétique.
Jean-Michel Devésa
Garonne in absentia
(Mollat)
Dans cet entretien, l’écrivain et professeur d’université Jean-Michel Devésa nous présente son nouveau roman et précise pourquoi la ville de Bordeaux est si importante dans sa poétique.

Velimir Mladenović : La plupart de vos récits sont situés à Bordeaux. Pourquoi avez-vous choisi ce lieu ?

Jean-Michel Devésa : Dans mes textes, il est vrai, il est souvent question de Bordeaux. Pour autant, je n’ai pas l’ambition d’élaborer une œuvre régionaliste ! Des auteurs régionalistes, il y en a de très grands, comme Bernard Manciet. Ma perspective diffère : elle relève d’une démarche héritière des avant-gardes. Il s’agit de modeler ma langue et mes narrations à partir de tentatives susceptibles d’être appréhendées comme participant d’une forme contemporaine du roman, attendu que je me fonde sur deux présupposés : tout écrit renvoie à la fiction ; tout texte emprunte au roman. Ce sont les principes de ma poétique. Je m’applique à une écriture « agissant » comme un instrument d’investigation du réel (contre quoi on bute) et un vecteur de sensibilité, sans verser dans l’illusion du réalisme et de l’idéologie.

Bordeaux, c’est une ville dans laquelle j’ai « atterri » avec ma famille maternelle en 1962 et qui a fini par m’apprivoiser quand j’ai mieux su qui elle était, j’en ai fait alors mon poste de vigie. Je n’écris pas en effet sur Bordeaux mais depuis Bordeaux. De même qu’avec un point d’appui et un levier on soulève une montagne, depuis un point d’observation aussi singulier et « sublime » que Bordeaux (Philippe Sollers l’a posé : Bordeaux, ce n’est pas exactement la France, il y a en effet Bordeaux et la France !) on entrevoit mieux ce qui trame notre formation économique et sociale, ainsi que le monde globalisé. En tressant, en « montant » et en « collant » segments de récits et commentaires, mes livres associent Bordeaux au reste de la planète en vue de discerner – malgré la fascination des écrans, le simulacre de la représentation et les images dupliquées dont nous nous abreuvons – le moteur et les mobiles des rapports dans lesquels nous sommes pris.

V. M. : Vous faites évoluer vos personnages dans plusieurs pays et villes de l’Europe et du monde. Dans vos romans, et en particulier le dernier, comment perçoivent-ils la France ?

J.-M. D. : Mes livres chantent de nombreuses autres villes que Bordeaux. Dans la dernière période, je me suis acquitté de mes dettes envers Alger (celle de Henri Alleg et d’Anna Greki) ; Madrid (en l’honneur des républicains et en hommage à Julián Grimau, et aussi en raison d’El Rastro où mon existence a changé) ; Saint-Pétersbourg (pour ses nuits blanches et son cuirassier Aurore qui fait que, pour moi, elle reste Petrograd-Leningrad) ; Pékin et Tirana (parce que l’avenir y était carmin) ; Bruxelles (pour sa surréalité et des souvenirs de vin de palme et de soleil levant que j’y ai littéralement déposés) ; Hambourg (la Cité-État indissociable des Stolpersteine sur lesquelles j’ai trébuché avec l’Histoire et ses millions de victimes)…

En plus de quarante ans, j’ai beaucoup voyagé, j’espère continuer. Il serait étonnant que, dans mes livres, cela ne se sente pas. Je prête à mes personnages certains de mes périples et l’auteur y relate des anecdotes liées à un de ses séjours à l’étranger. Il s’en dégage une certaine vision de la France, celle d’une France « tombée » (j’ai déjà usé de cette expression « démarquée » de celle de Sollers, la « France moisie »), d’une France bien éloignée des idéaux de 1789, de 1936 et de 1968. Je serais ravi si les lecteurs remarquaient combien Garonne in absentia est en résonnance avec Scènes de la guerre sociale, ces chroniques de mon engagement au sein du mouvement des Gilets jaunes qu’on peut assimiler à un roman, celui d’une jeunesse perdue que j’ai imaginé rattraper dans la lutte. Si mes Scènes rendent compte de la guerre de classes qui secoue mon pays, Garonne in absentia souligne comment la guerre des sexes, laquelle précipite parfois ses protagonistes dans la folie, est tributaire de l’Histoire, de ses tragédies et de ses vilenies. J’y campe un couple en proie à la malédiction du passé, là où la Garonne roule ses eaux avec des allures de fleuve africain, devant un gigantesque et fort menaçant tulipier de Virginie, comprenne qui pourra l’allusion...

V. M. : En quoi et pourquoi le personnage Jean, dans Garonne in absentia, ressemble-t-il à l’auteur ?

J.-M. D. : Pendant mes études, je n’ai pas réfléchi au métier que j’allais exercer ; comme une fraction de ma génération, ce qui me préoccupait, c’était la possibilité de faire la révolution, et d’articuler révolution politique et révolution culturelle. C’est cet espoir et ce rêve qui ont surdéterminé mon attrait pour le surréalisme et, ensuite, plus tardivement, pour la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne chinoise : les artistes, les écrivains, il leur incombait d’être des partisans de la cause du peuple et de ses organisations, et des combattants du front de l’art... Les icônes ne manquaient pas : Vladimir Maïakovski et Paul Nizan en étaient, les poèmes du premier et la torche d’Aden Arabie du second ont été parmi mes textes de chevet. Quand j’ai saisi que le train de la révolution était passé et que nous n’y étions pas montés, j’ai jugé ne pas vendre mon âme en devenant professeur. J’ai ainsi en septembre 1980 rejoint un lycée, en Algérie, avec un contrat local, je n’étais pas coopérant. J’avais vingt-quatre ans. Et comme le fond de l’air n’était plus rouge, j’ai vu dans les arts et la littérature un puissant ressort de sublimation. Ayant eu accès à Freud par Louis Althusser, j’ai considéré que, si la littérature était bien l’Autre de la Théorie, c’était parce qu’elle opérait un transfert, et à différents niveaux, dans l’ordre du symbolique et dans celui de l’imaginaire. Voilà pourquoi elle m’aide à panser mes blessures, à tempérer ma mélancolie, à assumer les échecs et les défaites, à métaboliser la douleur de n’être que de passage sur cette terre. C’était en 1980 ; ce n’est qu’au début du XXIe siècle que j’ai pu mettre des mots sur certains de ces maux… Depuis lors, je ne suis plus uniquement un lecteur assidu, un spectateur attentif de la création contemporaine ; à mon tour, selon mon rythme, j’ai embarqué pour cette aventure. Ma relation existentielle à l’écriture a gagné en plénitude, j’ai franchi une étape, je me suis agrégé à la compagnie de celles et de ceux qui patiemment, et passionnément, écrivent.

Je suis venu à la littérature sous nom d’auteur, aujourd’hui j’entends échafauder une œuvre en la signant de mon patronyme. Demain, mes romans seront peut-être oubliés, les prochains pourront décevoir, il serait fou d’en repousser l’éventualité d’un revers de main. Mais j’insiste : je ne recours pas au roman sur le mode de la transposition ou des clés. Et je ne me revendique pas de l’autofiction en dépit du fait que je « frotte » mes livres à ceux de Serge Doubrovsky… Aussi ne me semble-t-il pas opportun, dans Garonne in absentia, de trop rapprocher Jean de l’auteur. Le terme d’« identification » ne convient pas pour qualifier mes ouvrages même si tous « parlent » de ma vie. Ce que je vis avec les autres, ce que je vois autour de moi, je m’en inspire et en fais un matériau dont je nourris mon écriture. Je « pars » de la réalité pour produire des formes littéraires qui me permettent de dire en partie, et par écart et déplacement, pour quelques-uns d’entre nous, ce dont il retourne dans nos vécus. Si donc Jean ressemble à l’auteur, et c’est le cas, il faut ajouter que Mathilde, mon héroïne, lui ressemble au moins autant. Il en est de même pour François Lister, Rosario Santiago et Rosario Paradis (Bordeaux la mémoire des pierres) et Hélène Samia Lapérade (Une fille d’Alger). J’aimerais façonner une littérature jouant de ce que nous savons du « peu de réalité » et du clivage du sujet, n’ayant cure de la distinction entre le fictif et le biographique parce que ne s’essayant pas à énoncer une vérité (de l’être ou de l’Histoire) mais s’échinant à « sonder » les aventures, impressions, bonheurs et déroutes que procure ou réserve l’existence, et à stimuler émotion et réflexion chez les lecteurs.

[Jean-Michel Devésa est écrivain et professeur. Il signe ses productions de son patronyme depuis 2013. Ses dernières parutions : Bordeaux la mémoire des pierres (Mollat, 2015), Une fille d’Alger (Mollat, 2018), L’Empreinte du souvenir (maelstrÖm éditions, 2018), Scènes de la guerre sociale (Le Bateau ivre, 2020). Garonne in absentia est publié le 7 octobre aux éditions Mollat.]

Velimir Mladenović

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