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"De plus en plus flou"

Article publié dans le n°1068 (16 sept. 2012) de Quinzaines

Voici une intrigue des plus simples : une femme dépressive quittée par son mari arrive chez son psychanalyste et l’assassine. Viviane Élisabeth Fauville, c’est le nom de cette femme qu’on peut aussi appeler Madame Hermant, de son nom d’épouse, donne son titre au premier roman de Julia Deck. Et on se doute que derrière ces prénoms et noms multiples, plus rien n’est vraiment simple.
Julia Deck
Viviane Elisabeth Fauville
(Minuit)
Voici une intrigue des plus simples : une femme dépressive quittée par son mari arrive chez son psychanalyste et l’assassine. Viviane Élisabeth Fauville, c’est le nom de cette femme qu’on peut aussi appeler Madame Hermant, de son nom d’épouse, donne son titre au premier roman de Julia Deck. Et on se doute que derrière ces prénoms et noms multiples, plus rien n’est vraiment simple.

Comme souvent, l’épigraphe du roman, phrase tirée de L’Innommable, donne une clé à la lecture. Nous laisserons le soin à qui feuillettera le roman en librairie de la découvrir. Et qui aura la curiosité et le (bon) goût de lire ce roman en entier s’amusera de cet éclairage.

Viviane Élisabeth Fauville est donc l’histoire d’une femme qui ne va pas bien. Elle supporte mal la séparation, le fait de se trouver seule avec son bébé dans un appartement du 10e arrondissement, après avoir quitté celui de la rue Louis-Braille (un nom prédestiné) qu’elle occupait avec Julien Hermant. C’est chez lui qu’elle a pris le couteau avec lequel elle a poignardé son médecin. La suite est conforme à ce que l’on lit dans les romans policiers, avec enquête, interrogatoires, pistes diverses et alibis. Les lieux jouent leur rôle et cela ressemble tout à fait aux séries diffusées par les chaînes de la télévision publique. Mais une autre lecture est également possible, avec mari, femme, amant, maîtresse, autrement dit « volage, passion, héritage – on est en pleine scène de la vie de province ». Le soap opera n’est pas si loin…

Le malaise de l’héroïne est constant, et se matérialise de façon précise. D’abord dans l’espèce de distance qu’elle entretient avec le monde, avec la ville qu’elle arpente et qu’on voit décrite sous la neige ou la grisaille, dans une lumière vaporeuse. De la place de Stalingrad à la place Monge, du quartier des Champs-Élysées au commissariat de Maubert-Mutualité ou aux couloirs de l’Hôtel-Dieu, Viviane Élisabeth Fauville est l’étrange traversée de Paris d’une vraie bourgeoise, « circulant du 5e au 16e arrondissement […] dans la bienheureuse ignorance de cet Est parisien où logent les classes sociales intermédiaires et sévissent les tueurs en série ». Une de ces errances se conclut ainsi dans un square où l’on « aère les enfants pauvres et les revendeurs de toxiques ». Un chapitre crucial, où Viviane file son ex-mari à qui elle a donné rendez-vous, ressemble à une savante chorégraphie entre tous les personnages, dans et autour des Arènes de Lutèce. On se croise, on se suit, on se cherche d’un point à un autre. On ne se trouve pas, ou pas vraiment.

Chercher, se chercher… c’est de ce côté-là du roman moderne que se situe Julia Deck avec ce premier texte maîtrisé, pensé, aussi obstiné dans sa démarche que les phrases qui le font avancer. On est d’emblée frappé par l’emploi de phrases déclaratives, par l’absence totale, malgré la violence de certains faits et surtout des émotions, de points d’exclamation ou d’interrogation. La narratrice déroule, phrase après phrase. D’où l’impression, une fois la lecture terminée, qu’on peut la reprendre comme si un cercle se fermait. Avec des trous, des éléments flous, comme cette présence dans l’appartement maternel d’un personnage aimé qui s’est évaporé tel qu’il était venu. Comme on le lit plus tard, « il y a des choses qui échappent à l’auteur ».

On notera aussi que le dialogue ne se démarque jamais par des guillemets et n’était-ce quelques verbes comme aboyer ou hurler, on croirait que le commissaire qui la questionne garde le ton égal d’un employé remplissant une fiche. Ce choix syntaxique n’est pas pour rien dans l’espèce d’envoûtement que l’on éprouve à lire le roman.

Mais le véritable trouble tient à l’emploi des noms et des pronoms. On a parfois affaire à Viviane, parfois à Élisabeth, et un « elle » permet de reconnaître l’héroïne. Et parfois ce « elle » devient « vous », « tu », voire « on ». Dans le même chapitre, un pronom remplace l’autre. Ce jeu n’est bien sûr pas fortuit ou gratuit ; il est à l’image de cette femme qui ne sait plus qui elle est, ce qu’elle fait, ni où elle va. Pourtant, des repères existent : elle a 42 ans, a eu cet enfant qui sera sans doute unique puisqu’il est né sur le tard. Elle travaille comme responsable de la communication des Bétons Biron, rue de Ponthieu, et elle « possède une mère qui possède un chat », mère décédée depuis cinq ans, dont elle conserve l’appartement place Monge sans l’occuper. Elle se refuse à le vendre alors que cette vente assurerait son confort matériel pour longtemps. Quant au chat, qu’elle a laissé chez Julien, il n’est pas pour rien dans les troubles qu’elle connaît, mais on laissera aux lecteurs le soin d’en interpréter le rôle.

C’est en effet de cela qu’il s’agit : interpréter. On lit Viviane Élisabeth Fauville d’une traite, on s’arrête à des détails, à des indices (encore que la scène du meurtre soit sans équivoque) et puis on s’interroge. Parmi les détails qui nous arrêtent, qui font heureusement obstacle, nombreux ceux qui font sourire. Ils tiennent à la précision de certains détails, à des rapprochements évocateurs jouant sur le stéréotype, ainsi quand le commissaire ressemblant à Yul Brynner n’est plus nommé que Yul. Ils tiennent aussi à des phrases mêlant différents faits ou niveaux de réalité. Certaines scènes, par exemple la scène d’amour ensuite décrite au commissaire comme bagarre avec un certain Tony Boujon, est un beau moment d’écriture, avec verbes à l’infinitif, série de noms communs sans leurs déterminants, phrases nominales en série. La syntaxe ici mise à mal, seule exception dans le roman, traduit le trouble extrême des sens.

Le sourire nous vient aussi d’une forme de satire, notamment quand il est question du monde du travail, avec la rivalité entre l’héroïne et Héloïse, sa remplaçante auprès du directeur, ou de celui de la consommation, avec les « habituels cryptogrammes en forme de pharmacie » d’une célèbre marque de bagages sise sur les Champs-Élysées. D’autres comparaisons montrent combien la réalité peut confondre objets, animaux ou êtres, ainsi quand l’entrée des Bétons Biron est présentée : « Dans le hall, des hôtesses d’accueil souples et collantes comme les lanières en plastique des anciens rideaux de cuisine font patienter les visiteurs avec des trivialités équivoques. » Parfois, le double sens des mots crée le décalage : quand l’héroïne déambule chez elle nue sous l’ampoule nue, ou qu’elle ne « croise pas un chat, hormis le blanc du second ».

L’humour est constant dans ce roman qui par certains côtés rappelle l’univers de Buñuel, pour une certaine forme d’incongruité, et plus sûrement celui de David Lynch tant le trouble nous gagne à la lecture. Sans être jamais égaré, puisque la narratrice (mais est-on bien sûr de qui raconte ?) suit constamment son héroïne, mais assez pour qu’on s’offre le plaisir de relire, pour reconstituer les faits.

Certains écrivains parlent quelquefois de la difficulté à écrire, de la souffrance que cela engendre en eux ; ils jouent sur un certain pathétique. Le plaisir qu’on trouve à lire ce premier roman laisse penser au contraire que Julia Deck aime s’amuser en écrivant. C’est un bon commencement. 

Norbert Czarny