Sur le même sujet

Penser et vivre des choix

Article publié dans le n°1076 (16 janv. 2013) de Quinzaines

« Moi, à votre place… ». On connaît ce début de phrase. Il permet aux tartarins de pérorer. En général, celui qui prononce ces mots aurait été un combattant, un résistant, un rebelle et il aurait agi en héros dans les pires circonstances. Pierre Bayard préfère reprendre la formule de façon hypothétique, dans le titre même de son dernier essai, Aurais-je été résistant ou bourreau ?
Pierre Bayard
Aurais-je été résistant ou bourreau ?
(Minuit)
« Moi, à votre place… ». On connaît ce début de phrase. Il permet aux tartarins de pérorer. En général, celui qui prononce ces mots aurait été un combattant, un résistant, un rebelle et il aurait agi en héros dans les pires circonstances. Pierre Bayard préfère reprendre la formule de façon hypothétique, dans le titre même de son dernier essai, Aurais-je été résistant ou bourreau ?

Jusque-là, on connaissait Pierre Bayard amateur de paradoxes, à travers les œuvres littéraires, dans le temps de leur composition ou de leur création. L’essai qu’il propose porte donc sur le passé, sur l’un des moments les plus douloureux de l’histoire de France, celui de l’Occupation et des choix que cette épreuve impliquait. Le texte se présente comme une fiction, pour partie, une uchronie pour être précis. Pierre Bayard se transporte en 1940 et se met à la place de son père, étudiant en lettres. Dans le prologue du livre, il pose son « personnage délégué » qui « conservera l’essentiel de mes caractéristiques intellectuelles, sociales et psychologiques d’aujourd’hui, tout en tenant compte de quelques variables dues à la nouvelle situation où il se trouvera placé ». Il réfléchit aussi à la notion de « personnalité potentielle », autre forme de l’inconscient, et définit quelques règles qu’il devra prendre en compte dans son « voyage » dont les lois qui régissent les conduites en temps de crise ne sont pas les moindres. Il va de soi que son personnage ne sait pas ce qui se passera, par exemple en 1943, quand Stalingrad verra l’espoir changer de camp. Le plan ainsi annoncé, on comprend qu’on peut lire cet essai comme une réflexion sur la lecture, sur la résistance… ou sur Dieu.

Le livre, comme toujours chez Bayard, prend appui sur des récits, romans, essais, témoignages, à partir desquels il mène sa réflexion, tire des conclusions. Chaque fin de chapitre ou de partie du livre, reprenant le parcours qui fut celui de son père à qui il ressemble en bien des points par le trajet intellectuel, est une étape répondant au titre. En mai 1940, il est en hypokhâgne à Royan. Le 17 juin 1940 il entend le maréchal Pétain demander l’arrêt des combats, etc. Et, à chaque fois, il décide, ou ne décide pas.

On s’arrêtera brièvement sur les concepts ou notions que Bayard dégage de ses lectures. Sur la question de la détermination, il propose une lecture de Lacombe Lucien, le film de Louis Malle écrit avec Patrick Modiano, qui va plus loin que celle faite sur le moment. Lucien n’entre pas dans la collaboration par hasard, à cause d’un pneu crevé. Son goût pour la violence et l’absence de père (et de repères) sont des déterminations psychologiques importantes. Mais pas suffisantes comme le prouvent d’autres exemples donnés par l’auteur. Quand il s’agit de choisir, les individus ne sont plus les purs produits de ces déterminations psychologiques. L’exemple du 101e bataillon de la Wehrmacht étudié dans Des hommes ordinaires par Christopher Browning montre que le choix de tuer ou de ne pas tuer, lors de la Shoah par balles en Pologne orientale, a existé. Certains, très rares, se sont retirés quand la majorité, d’abord horrifiée par la tâche, s’y est livrée, par souci de ne pas se distinguer, par crainte de se trouver isolée. « Rompre les rangs est au-dessus de leurs forces », écrit Bayard.

D’autres exemples montrent en revanche que la « bifurcation », comme la nomme Bayard, est une nécessité. Romain Gary ne peut pas faire autrement que résister, en partie pour répondre à une injonction maternelle qui faisait de lui un héros, en partie aussi pour satisfaire son image de soi. Daniel Cordier s’engage en résistance alors qu’il est issu d’une famille d’extrême-droite antirépublicaine, hostile à la démocratie et antisémite. Le contexte historique et idéologique le pousse. Les Justes, que Bayard, suivant Todorov, appelle les « sauveteurs », agissent par empathie. Ces héritiers des huguenots (on songe ici au Chambon-sur-Lignon) se mettent à la place des persécutés, les comprennent de l’intérieur et, plutôt que de prendre les armes, ils accordent une grande importance « au secours apporté à quiconque est dans le besoin, indépendamment de sa culture, de sa race ou de sa religion ». Les sauveteurs sont souvent des croyants, ce que n’était pas forcément Sousa Mendes, consul du Portugal à Bordeaux qui, contre les consignes données par l’État de Salazar, a délivré de très nombreux visas permettant aux Juifs de fuir en 1940. Le fonctionnaire était prisonnier d’un cadre (familial, professionnel) au sein duquel la bifurcation n’existait pas. Il a inventé un nouveau cadre, au risque de tout perdre. Ce qui a été son cas puisque, rentré au Portugal, il a perdu tout emploi et est mort dans la misère.

Inventer son nouveau cadre, avoir une pensée autonome, ce que les résistants allemands de la Rose blanche ont eu, se réinventer, comme Milena Jesenska à Buchenwald, toujours libre face aux nazis et aux prominente communistes sont les quelques voies que trace Bayard au fil de son essai. En parallèle, on le voit chercher son chemin dans cette France qui basculera en février 1943, quand le STO obligera les jeunes à partir travailler en Allemagne. Alors beaucoup d’entre eux choisiront le maquis. Lui évoque la peur, et on songe ici aux pages que Semprun consacre à la torture dans ses Exercices de survie. Le personnage délégué fera d’autres choix qu’on laisse au lecteur le soin de découvrir.

Dans la dernière partie du livre, Bayard montre d’autres situations de résistance qui font écho à celle décrite. Le courage de Van Nath, peintre cambodgien, prenant la défense d’un compagnon face à Duch dans le camp S21 montre aussi la puissance de l’instant, d’un hasard, d’une circonstance imprévue. Le choix que fait le général Divjak, d’origine serbe, de rester dans l’armée bosnienne quand ses camarades partent en Serbie en est un autre. L’image qu’il donne au monde est décisive pour le pays qu’il choisit ; elle l’est aussi pour lui comme elle l’était pour Romain Gary en 1940. Quant à l’attitude des Hutus qui décident de sauver des Tutsis, elle tient pour une grande part, comme chez les habitants du Chambon, à l’empathie que peut donner la foi. Dans cette langue si belle, notamment recueillie par Jean Hatzfeld, une femme dit ceci : « Quand tu entends la voix de Dieu, tu ne peux pas abandonner quelqu’un. Ce qui a été construit par Dieu ne sera pas détruit par le vent. »

Nous ne dirons rien de la conclusion à laquelle arrive l’auteur sur son parcours. Elle prouve son honnêteté et montre que les évidences n’existent pas. La zone grise qu’étudiait Primo Levi dans Les Naufragés et les Rescapés est une donnée essentielle, une permanence. Bayard note aussi que celles et ceux qui assistaient aux arrestations et aux rafles n’étaient pas tous indifférents. Ils éprouvaient ce qu’il appelle une « réticence intérieure ». Voir dans l’Occupation une période en noir et blanc est bon pour un certain cinéma. Dans les faits, rien de tel. Et parmi les fusillés du Mont-Valérien, pour ne penser qu’à eux, on comptait des hommes issus de l’extrême-droite comme les jeunes gens de l’Affiche rouge qui n’avaient eu le choix qu’entre être victimes ou résistants.

Norbert Czarny

Vous aimerez aussi