Calame et bistouri

Article publié dans le n°1239 (18 oct. 2021) de Quinzaines

S’il faut trouver un indice du goût de la confrérie des médecins pour la littérature, on peut mettre en évidence le nombre de revues et journaux culturels produits pour leur interprofession. Fin...

S’il faut trouver un indice du goût de la confrérie des médecins pour la littérature, on peut mettre en évidence le nombre de revues et journaux culturels produits pour leur interprofession. Financés par les sociétés pharmaceutiques, L’Esprit médical, artistique et littéraire (Dr Henri Drouin dir., 1929-1944), Art et Médecine, revue mensuelle réservée au corps médical (Dr François Debat dir., 1929-1939), Les Cahiers de Marottes et Violons d’Ingres (1949-1969) ou Le Courrier d’Épidaure, revue médico-littéraire mensuelle (Dr François Poncetton dir., 1934-1949) ont délivré durant des décennies des fascicules, parfois illustrés, composés de sommaires inédits signés des plus grands noms de leur époque. On y lisait Cocteau, Carco et même Colette, jusqu’à Francis de Miomandre. Ce dernier donnait d’ailleurs dans le numéro inaugural du Courrier d’Épidaure de janvier 1934 une analyse de l’immense attrait de la littérature pour les médecins : « On a vu des médecins devenir écrivains, indiquait-t-il, et même de grands écrivains. En tous cas, le plus modeste d’entre eux entend ne jamais perdre contact avec la chose littéraire. Il s’intéresse à tout ce qui concerne l’art : ses économies disparaissent dans l’achat de toiles, de gravures, mais surtout de livres. Ah ! comme il les aime, les beaux livres ! il est le client rêvé pour les éditeurs de luxe. Au milieu de la désaffection générale, grandissante, il est le dernier amateur des grands papiers, des bouquins rares. C’est vraiment le mainteneur de la culture générale. » Et Miomandre, malicieux, de conclure : « Par contre on n’a jamais vu un écrivain essayer même de se rendre compte de ce que représente la science médicale. » Bien entendu, il ne pouvait pas connaître Maylis de Kerangal et sa fascination pour la cardiologie (Réparer les vivants, Verticales, 2014), mais les délires interprétatifs par temps de pandémie lui auraient assurément donné raison. Cependant, Francis de Miomandre évoquait un trait particulier caractéristique de ses contemporains médicastres ; ceux du XXe siècle, période où les praticiens étaient soucieux de leur image culturelle et destinaient ces revues mi-professionnelles (les publicités pharmaceutiques) mi-mondaines (les auteurs à la page) à l’usage de leurs patients en salle d’attente.

Autre indice de notre sujet relevé par Miomandre, cette formidable passion des médecins pour la bibliophilie, une manie quelque peu délaissée par leurs confrères présentement. Des clubs fermés semblables à la Société des médecins bibliophiles (1921) ont proliféré entre 1890 et la fin du siècle dernier. Des médecins se réunissaient pour se transformer en un mécène collectif, se réjouissant de la possession d’éditions exclusives de grand luxe. Elles étaient préparées spécialement pour eux sur la base du répertoire et de la bibliographie classiques, avec, parfois, quelque détour en territoire grivois (à croire que le médecin n’oublie jamais ses années d’études) ou en terres goncour(t)ables. Ces « machines livresques » étaient fabriquées par des imprimeurs avisés assistés d’illustrateurs de grande renommée, sur des papiers autrement moelleux que ceux du livre de poche. Le marché fut plus qu’intéressant et les ventes aux enchères, à Drouot ou ailleurs, démontrent de nos jours que la production fut pléthorique. Elle aussi suffit à démontrer l’appétit des médecins pour la littérature. En cas de besoin, leur aisance financière leur permettait de les fabriquer eux-mêmes, comme le fit souvent le docteur Lucien Graux (1878-1944), expert en auto-éditions de luxe assassiné à Dachau.

Le dernier indice sera la science probante, dite bibliographie, qui a très souvent fait remarquer les talents littéraires de la confrérie médicale. Depuis François Rabelais, le grand aïeul en France, ils sont légion à avoir été tentés par les muses Clio, Calliope, Erato, Melpomène, Thalie et Polymnie, et à s’être commis. Depuis les Antiques, sur lesquels nous ne nous étendrons pas, et comme nos frères étrangers dont les noms arrivent immédiatement à l’esprit (Boulgakov, Benn, Conan Doyle, Schnitzler, Büchner, etc.), le médecin brûle d’écrire un livre qui ne soit ni une thèse, ni un formulaire de pharmacie. Certains en ont même inventé des sciences anthropométriques ou policières comme Jean Lacassagne, Edmond Locard, comme Gustave Le Bon de pair avec Cesare Lombroso, suivant sans s’en prévaloir jamais les conseils de Vidocq à la recherche d’une méthode policière nouvelle. D’autres enfin, frisant l’entrée au corpus des hétéroclites et fous littéraires, soutinrent des thèses assez plaisantes pour mériter d’entrer dans la bibliographie de Pascal Pia consacrée à l’érotisme (Fayard, 1999). Dans ce domaine, il faut donner la palme à Julien Besançon qui en 1949, à 87 ans, soutenait la thèse que l'activité sexuelle du vieillard était une garantie de longévité (Ne pas dételer, s. n., 1949).

Parmi nos contemporains, la notoriété des médecins Marie Didier, Marina Carrère d’Encausse, Martin Winckler, Catherine Lépront, d’abord infirmière, et François Emmanuel n’est pas à souligner. Force est de constater que leurs œuvres ne sont pas réductibles à un sujet commun, non plus qu’à un faisceau de thématiques. D’autant que les psychiatres Lobo Antunes, Lydie Salvayre ou Jean-Louis Baudry, le dentiste de l’équipe de Tel Quel, sauraient aisément nous égarer. Il est acquis du reste que leur rapport à l’écriture lui-même est différent, certains se « ressourçant » à la fréquentation des créateurs, comme Gaston Ferdière gagnant à la proximité d’Antonin Artaud, René Allendy trouvant auprès du cercle de sa compagne Colette Allendy un auditoire singulièrement riche, Jean Delay, père de Florence et psychiatre éminent, trouvant dans les écrits d’André Gide une source de réflexion qui le portera à l’Académie française. Il n’est jusqu’à Georges Desse (1908-1988), « homme de lettres, de sciences et de cœur » selon Max Jacob, médecin de campagne à Plonévez-Porzay et Locronan dans les années 1930, qui trouvera lecteurs attentifs auprès de Blaise Cendrars, Roger Nimier ou Vlaminck avec son roman La Mort d’un médecin (La Table ronde, 1957). Il deviendra après la guerre l’un des premiers rhumatologues de sa région.

Les années de combat antipsychiatrique et la mise sous la lumière de la question des addictions verront leur lot de médecins passer à l’écriture. Le plus fameux est le poète Armand Olivennes (1931-2006) qui aura su avec ses interventions cliniques de psychiatre provoquer des remous, au point qu’un groupe de punk français se drapera de son nom (Les Olivensteins). Ce militantisme était le signe d’un engagement fort, qui rejoignait peut-être le penchant de ces nombreux médecins, coloniaux ou non, qui se sont inscrits dans les vastes campagnes d’exploration du XIXe siècle, laissant systématiquement des écrits souvent passionnants. Jean-René Bolloré (1818-1881), dont on connaît assez bien le descendant, fit le Voyage en Chine et autres lieux (1839-1856) à la tête de sa papeterie industrielle. Émile Deschamps (qui n’est pas le poète) proposa le Carnet d'un voyageur, au harem (Societé libre d'édition des gens de lettres, 1897), Alcée Durrieux fit le Voyage avec Fauvelle et Trenel du Caucase à Samarcande (1900) en profitant de la jeune alliance franco-russe, et il faut citer encore Aimé-François Legendre, Paul Vigné d’Octon, médecin de marine, ou Alexandre Yersin, qui fut récemment un aimable sujet pour Patrick Deville (Peste et Choléra, Le Seuil, 2012. Il y en a pléthore.

Le plus loufoque reste sans doute le fouriériste Gallus (Arthur de Bonnard, 1805-1875), qui quitta l’armée pour la médecine. Il donna avec La Marmite libératrice un texte largement autobiographique. Son héros, le docteur Asclépias, est l'auteur du Dictionnaire encyclopédique des fraudes, falsifications, gueuseries et voleries usitées dans le commerce universel. Mais gardons-nous d’oublier le fameux Babinski, celui du test, qui fit jouer Les Détraqués au Théâtre du Grand-Guignol, ou Madeleine Pelletier, première femme reçue au concours de l’internat de la Seine et pionnière dans le domaine de la psychiatrie, de l’anthropologie physique et grande militante féministe, habillée en homme, qui sera internée dans un asile psychiatrique où elle mourra durant le terrible hiver 1939. On devrait pouvoir relire son Voyage aventureux en Russie communiste (1921). De même que certains livres du médecin Constance Coline (1898-1982), l’autrice d’Et même un peu farouche (Denoël, 1962), Augustin Cabanès, vulgarisateur d’une histoire désuète qui aimait trop les sujets graveleux, Maurice de Fleury, l’élève de Charcot, ami des naturalistes, Édouard Ganche, passionné par la mort (Le Livre de la mort, 1909 ; La Clef d’Argent, 2012), Élie Faure, le médecin ponctionné par Malraux qui tira ostensiblement la moelle de son Histoire de l’art pour écrire celle qui porte son nom, André Couvreur, l’un des pères de la SF française, Georges Duhamel, le médecin de 1914-1918, auteur de la Vie des martyrs (1917), Mardrus, le traducteur des Mille et une nuits, son confrère Alajouanine et puis encore René Gutmann, auteur de Jalousie, traducteur de Dante et médecin de Picasso, Valéry, Giraudoux et Morand…

Il faudrait plusieurs vies pour lire les seuls livres de littérature des médecins français. Imaginez encore qu’ils s’adonnèrent à la politique et aux mémoires, comme Henri Queuille, d’abord médecin de campagne avant d’être happé par le gaullisme (Journal de guerre), ou Georges Clemenceau. Et puis encore des revuistes (Paul Castiaux des Bandeaux d’or, Émile Malespine du Manomètre), des poètes (Paul Vimereu, Henri Cazalis), des critiques (René Dumesnil, Henri Mondor, le biographie de Mallarmé, ou Marcel Réja et son Art des fous). Au fond, on pourrait aussi vérifier l’index du Bistouri et la plume de Louis-Paul Fischer (L’Harmattan, 2002) et surtout celui de la Revue d’histoire littéraire de la France qui recèle maintes interventions circonstanciées. On y trouverait trace d’un certain docteur Jean Denoël, une autre éminence grise de la littérature du siècle dernier évoquée à plusieurs reprises par Jacques Lemarchand dans les deux volumes de son Journal entre 1942 et 1960 (Ed. Claire Paulhan, 2016-2020). En fait, comme les avocats et les pédagogues qui ne s’en laissent plus conter lorsqu’il s’agit de fictionner, les médecins sont partout.

Eric Dussert