Rabelais : écriture et médecine à l’enseigne de l’humanisme

Article publié dans le n°1239 (18 oct. 2021) de Quinzaines

« On est fâché qu’un homme qui avait tant d’esprit en ait fait un si misérable usage; c’est un philosophe ivre, qui n’a écrit que dans le temps de son ivresse. »Ce jugement de Voltaire sur Rabelais, qui rejoint le paradoxal Éloge de la folie d’Erasme, nous plonge dans la complexité culturelle et scientifique de la Renaissance.
« On est fâché qu’un homme qui avait tant d’esprit en ait fait un si misérable usage; c’est un philosophe ivre, qui n’a écrit que dans le temps de son ivresse. »Ce jugement de Voltaire sur Rabelais, qui rejoint le paradoxal Éloge de la folie d’Erasme, nous plonge dans la complexité culturelle et scientifique de la Renaissance.

Si le corps tient une si grande place chez l’auteur de Pantagruel et de Gargantua, c’est qu’il est à la fois la marque de l’équilibre ou du déséquilibre de l’âme, l’objet de la science médicale et le marqueur du gigantisme de ses héros, source d’un comique qui est en lui-même une médecine de l’esprit.

La carrière d’écrivain de Rabelais ne procède pas, à la manière des modernes, d’une quelconque réclusion à l’abri du monde, comme ce sera le cas chez Montaigne bien avant Mallarmé et Proust. Elle se fait en plein vent, au milieu d’activités multiples dans lesquelles se réalise concrètement la tentation encyclopédique de la Renaissance. Un tel homme est peut-être inimaginable de nos jours, où le savoir et les compétences n’ont cessé de se spécialiser jusqu’à former des domaines incommunicables. Rabelais fut tout ensemble humaniste, moine, père de deux enfants, médecin et chirurgien, grand voyageur et écrivain.

L’expérience de la médecine est le fil conducteur de cette vie. Durant les années passées à Lyon où il arrive en 1532, il fréquente les imprimeurs, publie le Pantagruel et le Gargantua et préside une dissection publique. Il fut aussi médecin du cardinal Jean du Bellay, à Rome de 1547 à 1550. Et le séjour qu’il fait à Montpellier est pour lui capital : l’enseignement de la médecine y alliait la philosophie à la pratique expérimentale du soin du corps. Rabelais s’y livre à la dissection, une ou deux fois par an, et surtout pratique la chirurgie, en une époque – celle d’Ambroise Paré – où la réalité organique du corps était encore entourée de mystères et objet de nombreuses spéculations. Les blessures occasionnées par le récent développement des armes à feu engageaient alors à des interventions chirurgicales et des soins inédits, augmentant expérimentalement la connaissance du corps humain.

Il n’est donc guère surprenant que Rabelais intègre dans ses romans le vocabulaire de l’anatomie. Il cite, comme si ces termes allaient de soi, « l’os coronal », la « moelle spinale », les « ischies »… L’anatomie est capitale dans l’épisode de la descente dans la gorge de Pantagruel, qui à la manière de l’Histoire véritable de Lucien, fait découvrir tout un nouveau monde à l’intérieur de l’organisme. La science de la dissection se confond même avec la vision des corps morcelés dans les combats : « Il lui passa la broche peu au-dessus du nombril vers le flanc droit, et lui perça la tierce lobe du foie, et le coup haussant lui pénétra le diaphragme et, par à travers la capsule du cœur, lui sortit la broche par le haut des épaules entre les spondyles et l’omoplate senestre » (Pantagruel). Frère Jean lui-même se comportera comme un chirurgien lors de l’attaque du clos de l’abbaye de Seuillé où la joie onomastique redouble le plaisir du massacre : « Aux uns écrabouillait la cervelle, aux autres rompait bras et jambes » (Gargantua). Les maladies du corps sont également fréquemment évoquées, et notamment la vérole, que Rabelais a eu à soigner dans l’hôpital de Lyon. La dédicace de Gargantua – publié justement à Lyon – s’adresse aux « vérolés très précieux », frères des « pauvres vérolés et goutteux » que citait le prologue de Pantagruel. Nul doute que Rabelais médecin n’ait été sensible à l’horreur de ce mal qui défigurait ses victimes, ostracisées parce qu’on en craignait la contagion, et réputées objets d’un châtiment divin.

Que Rabelais, homme de pensée et écrivain, ait été aussi médecin n’étonne guère au XVIsiècle, tant l’humanisme a cultivé le goût des sciences, d’autant que la médecine intéressait depuis la plus haute antiquité la pensée religieuse. « Aux yeux des humanistes, le médecin devient […] le philosophe par excellence », écrit Roland Antonioli dans la thèse qu’il consacre à Rabelais et la médecine. Les philosophes antiques avaient en effet engagé une vaste réflexion sur le rôle du corps dans l’équilibre des humeurs, associé à la santé mentale et intellectuelle des individus. Rabelais reformule cette liaison profonde sous la forme d’un aphorisme qu’il prête à Gargantua dans la lettre qu’il adresse à son fils Pantagruel : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » L’approche médicale de Rabelais ne se réduit donc pas à des références anatomiques : elle puise dans un vaste fonds culturel. Il a édité quatre des Traités d’Hippocrate, dont les aphorismes sont l’objet de variations plaisantes dans les épisodes de la naissance de Pantagruel et de Gargantua.

Dans les publications de Rabelais, ouvrages savants comme romans, la critique est constante contre les charlatans de tous ordres qui confondent médecine et occultisme. Les bateleurs prospèrent alors, comme ce sera le cas encore à l’époque de Molière. Rabelais s’approprie leur bagout rhétorique dans les prologues de ses livres, où il promet de soigner l’âme et le corps de ses lecteurs. Et il bouffonne en jouant le rôle de médecin astrologue, sous le nom de « Maître Alcofribas Nasier », dans la « Pantaguéline Prognostication » qui paraît à l’époque de Pantagruel. Le charlatanisme y est dénoncé par une accumulation facétieuse de lapalissades : « Cette année les aveugles ne verront que bien peu, les sourds oyront assez mal, les muets ne parleront guères, les riches se porteront un peu mieux que les pauvres, et les sains mieux que les malades. » La satire est aussi évidente dans l’épisode de Pantagruel où l’on voit Panurge guérir Epistémon dont la tête avait été coupée. Cette guérison à la fois médicale et miraculeuse est une satire de la crédulité populaire.

Le registre médical intervient aussi, et inversement, dans tout ce qui touche à la bonne éducation des enfants et aux nécessités d’une vie équilibrée. Dans l’éducation de Gargantua, c’est une bonne médecine tout à la fois du corps et de l’âme qui commande la joie des exercices physiques : « jouaient à la balle, à la paume, à la pile trigone, galantement s’exerçant les corps comme ils avaient les âmes auparavant exercé. » L’intense activité physique est la répondante nécessaire d’une richesse mentale garantie par la formation intellectuelle et morale.

Les multiples allusions médicales dont sont parsemés les romans de Rabelais ne sont pas faciles à interpréter. L’exagération liée au gigantisme s’y allie au rire avec une verve souvent bouffonne. Reprenant Aristote et une très ancienne tradition de la thérapie par le rire, l’avis « Au lecteur » de Gargantua l’annonce : « Mieux est de ris que de larmes écrire / Pour ce que rire est le propre de l’homme. » Le propos médical est ainsi à la fois inséré dans l’œuvre et discrédité par une tonalité burlesque, enfantine ou populaire, qui l’englobe. Est-il d’ailleurs certain qu’il y ait une véritable pensée médicale, un corps de doctrine à ce sujet dans les romans de Rabelais ? L’idée même d’« interprétation », supposant un sens à décrypter, est peut-être erronée. Rabelais semble animer une fête humaniste et populaire du langage et de l’imaginaire où l’esprit de sérieux compose en permanence avec les saillies de l’imaginaire, mêlées aux connaissances scientifiques, juridiques, philosophiques et médicales.

Le centre de gravité d’une telle disparate est certainement la conception, caractéristique de l’humanisme, d’une nature bienveillante qui vise à l’équilibre, et convie au bien-être et à la volupté. Dans l’œuvre de Rabelais la sexualité s’exerce d’autant plus plaisamment qu’elle est liée à l’importance de la génération, qui permet la conservation, pour les géants, de la lignée paternelle. Dans le Tiers Livre, où sont par ailleurs abordées de nombreuses questions touchant à la condition féminine, Rabelais confie à Panurge le soin de faire un éloge de la « braguette ». Il convoque Galien, affirmant que « mieux (c’est-à-dire moindre mal) serait point de cœur n’avoir que point n’avoir de génitoires ». L’acte d’écrire, en un sens, se confond avec l’acte d’engendrement, en une liaison qui se fait, très souvent, par le vocabulaire du corps, matière première inépuisable à partir de laquelle se développe l’inspiration.

Les termes organiques suscitent fréquemment l’invention métaphorique et la floraison des images. Alcofribas, dans le prologue de Gargantua, parle de son « cerveau caséiforme », alors que Quaresmeprenant a « le cœur comme une chasuble ». Ces images traduisent une gourmandise de la langue, utilisée et célébrée comme l’est la nourriture dans ces romans où l’appétit de savoir redouble celui du palais. Le plaisir de l’ingestion s’inscrit, de façon programmatique, dans les noms des héros, Grandgousier (grand gosier) et Gargantua (« que grand tu as » – le palais). Ils annoncent une jouissance de tout le corps, que la narration déploiera dans toutes ses fonctions, nobles et basses : le jeune Gargantua « fientait, pissait, rendait sa gorge, rotait, pétait, beslait [vomissait], crachait, toussait, sanglotait, éternuait et se morvait en archidiacre ». C’est d’ailleurs au soin jouissif de son propre corps que l’auteur de Gargantua, en cela double de ses géants, dit s’être appliqué dans la réalisation du livre : « À la composition de ce livre seigneurial, je ne perdis ni employai oncques plus ni autre temps que celui qui était établi à prendre ma réfection corporelle, savoir est buvant et mangeant. » Comme tout ce qui touche à l’organique, la nourriture constitue chez Rabelais un accélérateur et un multiplicateur verbal, engendrant un riche imaginaire de la langue au bénéfice d’une célébration festive de la vie.

Daniel Bergez