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Cannes à Paris

Article publié dans le n°1129 (01 juin 2015) de Quinzaines

Il n’est pas encore l’heure de dresser un bilan cannois, le festival n’atteignant, à l’heure de cette chronique, que la moitié de son espace-temps. Mais quelques films programmés sur la Croisette ont déjà connu une sortie devant un public « normal », pas celui du petit nombre des favorisés – la « faveur » consistant en l’occurrence à passer au minimum quarante minutes dans une file d’attente avant d’accéder au saint des saints, si l’on y parvient.

FESTIVAL INTERNATIONAL DU FILM DE CANNES
Du 13 au 24 mai 2015

Il n’est pas encore l’heure de dresser un bilan cannois, le festival n’atteignant, à l’heure de cette chronique, que la moitié de son espace-temps. Mais quelques films programmés sur la Croisette ont déjà connu une sortie devant un public « normal », pas celui du petit nombre des favorisés – la « faveur » consistant en l’occurrence à passer au minimum quarante minutes dans une file d’attente avant d’accéder au saint des saints, si l’on y parvient.

Files d’attente hiérarchisées selon la couleur du badge que chaque homo festivalis porte en cravate : les blancs, crème de la crème de la critique installée, ne se mélangeant pas avec les degrés intermédiaires, roses ou bleus, sans parler de la piétaille des jaunes, correspondants de L’Écho de Vaduz ou des Nouvelles de Chisinau. Cannes représente l’apothéose d’une religion partagée, l’amour du cinéma, organisée comme une Église, avec ses dignitaires et ses humbles servants, chacun acceptant son rôle, trop heureux de faire partie de l’aventure, quitte à ne profiter que de ses miettes. Car les miettes sont nombreuses et nourrissantes : il y a toujours moyen, en cas d’incapacité génétique, d’accéder au Grand Théâtre Lumière, de voir quotidiennement quatre ou cinq films ailleurs. Ce qui explique cette apparence de cavalcade éperdue qui est la base du rythme cannois – et qui n’apparaît pas à la télévision, où la montée des marches, sacralisée, s’effectue dans le temps indéfiniment étiré de l’élévation. Au ras du sol, chacun se hâte, vers une projection hors Palais, un entretien avec un cinéaste colombien, une rencontre organisée par une délégation asiatique ou l’achat d’un pan bagnat pour occuper la prochaine queue devant la salle Bazin. Dans une semaine, tout ceci ne sera qu’un souvenir, pas question de ne pas profiter de chaque seconde.

La présentation en ouverture de La Tête haute d’Emmanuelle Bercot a été assez aimablement accueillie par la presse, cette hydre aux milliers de têtes qui bâtit une réputation ou détruit la carrière d’un film en moins d’une séance – les textos s’envolent, malgré l’interdiction, dès la première demi-heure d’une projection. Tel fut le cas l’an dernier de The Search de Serge Hazanavicius, qui ne s’est jamais remis de la bronca initiale ; tel sera celui, cette année, de La Forêt des songes de Gus Van Sant, abattu en flammes dès son premier vol. Si le film d’Emmanuelle Bercot a été bien traité, c’est d’abord parce qu’il le mérite en bonne partie, ensuite parce que, à force de se plaindre que les réalisatrices étaient absentes des sélections, il aurait été inconvenant de poignarder la première à affronter la cérémonie d’ouverture. En outre, La Tête haute, dans les salles où le film est immédiatement sorti, a rencontré un succès que les œuvres précédentes de la cinéaste n’avaient pas connu. Tant mieux pour elle, réalisatrice et actrice de qualité. Ne serait-ce que pour avoir découvert et dirigé l’adolescent Rod Paradot, pure incarnation de la révolte, gibier pour ce qu’on appelait jadis les « maisons de correction », nous lui pardonnerons les aspects un peu maladroits du scénario, une juge pour enfants (Catherine Deneuve) ayant largement dépassé la limite d’âge de la magistrature, une mère indigne (Sara Forestier) caricaturale, un centre d’éducation fermé dont on s’échappe en un éclair et un finale angélique (rien de tel, lorsqu’on est un instable caractériel, que de faire un enfant à seize ans pour se remettre sur le bon chemin). Car le film est traversé de moments d’une belle intensité et animé par une espérance louable dans les vertus de l’accompagnement des mineurs en débâcle.

Arnaud Desplechin a ajouté un codicille à sa saga intime – on sait qu’il aime à nourrir son inspiration de situations vécues par lui ou ses proches, ce qui lui fut jadis reproché. Reprenant son personnage de Paul Dédalus, inauguré il y a vingt ans, il lui fournit trois épisodes supplémentaires, sous le titre explicite de Trois souvenirs de ma jeunesse. Dans la version vue il y a quelques mois, existait un sous-titre, disparu depuis, Nos Arcadies, qui n’éclairait pas l’ensemble, mais au moins lui apportait quelques notes d’étrangeté. Le film a été salué ici comme un chef-d’œuvre presque absolu, sa non-présentation en compétition (il est présenté par la Quinzaine des Réalisateurs) lui procurant l’aura savoureuse du rejet par l’institution. Mais Cannes est le pays de l’obsolescence immédiate : dès le lendemain, chacun parlait d’autre chose. Devant Desplechin, nous avons souvent balancé entre admiration et irritation – et ce, dès son choix d’un héros de Joyce pour hétéronyme, signe un peu trop marqué d’appel à la connivence entre lettrés. Cette fois-ci encore, nous avons échappé à l’envoûtement qui a frappé nombre d’estimables confrères. Dommage pour nous, qui n’avons rien perçu de palpitant dans cette plate recréation d’un amour d’adolescence, dans cet échange d’identités (lors d’un voyage en URSS, Paul offre son passeport à un jeune refuznik) qui ne débouche sur aucun vertige d’inexistence, du genre « je est un autre » ou plutôt : « un autre est je ». Souhaitons être le seul de notre espèce à demeurer réticent devant cet egoportrait de l’artiste en jeune homme – le film, sorti depuis le 20 mai, a certainement su trouver son public.

Sans doute en est-il déjà de même pour L’Ombre des femmes, de Philippe Garrel, également présenté par la Quinzaine, et proposé aux spectateurs le 27 mai. Il y aura bientôt cinquante ans que le réalisateur trace un chemin particulier dans le cinéma français, sans se soucier des modes ni du temps. Ses films ont parfois vieilli (revoir Le Lit de la Vierge, 1969, est une rude épreuve), ses expériences avant-gardistes, d’abord peu supportables, se sont curieusement bonifiées (Les Hautes Solitudes, 1974, est aujourd’hui une belle et étrange chose) ; l’œuvre, en tout cas, avec ses hauts et ses bas, constitue un ensemble pertinent. Si ses derniers titres ne nous avaient pas transporté, celui-ci en revanche nous a touché. Ce n’est pas que la thématique abordée soit neuve – Garrel n’a jamais traité qu’un seul sujet, les difficultés de l’amour –, pas plus que les moyens utilisés, la pellicule 35 mm en noir et blanc, dont il est l’un des ultimes apôtres. Les intermittences du cœur des ses trois marginaux parisiens, il aurait pu les filmer de la même façon et selon les mêmes perspectives il y a vingt ou trente ans – et, d’ailleurs, il l’a fait. À quoi tient le charme, mince mais effectif, que dégage le film ? À Clotilde Courau, assurément, actrice trop rare et qu’il rend particulièrement exaltante. Au fait qu’il croit à son histoire, aussi hors du temps social qu’elle soit – et peut-être à cause précisément de ce décalage : ses personnages ne parlent pas comme des trentenaires de 2015 (1), s’inscrivent dans une durée incertaine, non datée. Pour reprendre l’image jadis lancée par le critique Jean-Pierre Jeancolas, c’est du « contemporain flou », mais juste.

Rien de flou en revanche chez Stéphane Brizé, dont La Loi du marché a quelque peu secoué les spectateurs de la soirée officielle. La détresse de son quinquagénaire au chômage, contraint, après s’être heurté aux murs de Pôle Emploi, d’endosser l’uniforme de flic de supermarché, est-elle de nature à bouleverser en profondeur les Cannois en leurs beaux atours, prêts à tout accepter du moment qu’ils accèdent aux marches ? Si seulement un dixième d’entre eux a pris conscience du problème, l’essai de Brizé sera réussi. Vincent Lindon y est extraordinaire, parvenant presque à faire oublier qu’il n’est pas un véritable vigile à la dérive – toujours l’illusion du spectacle… On a évoqué un possible prix d’interprétation ; pourquoi pas, à condition que la récompense, collective, inclue les « vrais gens » qui l’entourent. À l’heure où vous lirez ces lignes, le verdict vous sera connu.

  1. À l’inverse des Deux Amis, de son fils Louis (Semaine de la Critique), qui raconte une histoire identique, mais dont les héros sont parfaitement de leur lieu et de leur temps.
Lucien Logette

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