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Censure et opéra

La représentation esthétique de la sexualité a toujours été l’une des cibles favorites de la censure. Le livre d’Esteban Buch est l’histoire, racontée en trente courts chapitres, de l’interdiction d’un opéra dans l’Argentine des années 1960. C’est aussi, à travers cette affaire, le lieu d’une réflexion plus générale sur les rapports que peuvent entretenir le pouvoir et la création artistique.
Esteban Buch
L'affaire Bormazo. Opéra, perversion et dictature
La représentation esthétique de la sexualité a toujours été l’une des cibles favorites de la censure. Le livre d’Esteban Buch est l’histoire, racontée en trente courts chapitres, de l’interdiction d’un opéra dans l’Argentine des années 1960. C’est aussi, à travers cette affaire, le lieu d’une réflexion plus générale sur les rapports que peuvent entretenir le pouvoir et la création artistique.

D’abord les faits. L’écrivain argentin Manuel Mujica Lainez (1910-1984) est l’auteur d’un roman, Bomarzo, publié en 1962, autobiographie imaginaire d’un prince réel de la Renaissance italienne, le duc de Bomarzo, qui avait construit à cinquante kilomètres de Rome un jardin de monstres de pierre. Mujica Lainez fait ensuite de ce roman (1) le livret d’un opéra dont la musique est écrite par le compositeur argentin Alberto Ginastera (1916-1983). L’œuvre est créée le 19 mai 1967 à Washington, avec un grand succès. Peu avant la date prévue pour la première argentine au Théâtre Colon de Buenos Aires, la représentation est interdite par le général Ongania, chef de la junte qui dirige alors le pays, à cause de la « référence obsessionnelle au sexe, à la violence et à l’hallucination » qui caractériserait Bomarzo. L’opéra, précise Buch, dont le héros est « un homme bossu, impuissant et criminel, obsédé par sa propre laideur » contient « les allusions au sexe les plus directes, tel un orgasme tonitruant ».

Comme le relève Esteban Buch, ce n’est pas la musique proprement dite qui est censurée dans cette affaire, mais plutôt l’opéra en tant que représentation théâtrale. La musique d’ailleurs, d’une façon générale, peut-elle être l’objet d’une censure ? Difficilement, car, ainsi que le note Henry Barraud dans son autobiographie, exprimant par ces mots la bouffée de liberté qui lui était laissée au sein d’une éducation étouffante : « la musique ne parle pas » (2). Mais au XXe siècle, le langage musical a éclaté et les tendances diverses qu’il a épousées ont pu être facilement « politisées ». C’est ainsi que pour les nazis la musique atonale était bannie ou encore que dans la Russie soviétique un certain art « bourgeois » était proscrit. Buch remarque cependant que la censure de la musique remonte à La République de Platon, où deux des quatre modes musicaux « sont autorisés car ils incitent les gardiens au courage et à la tempérance, et deux sont interdits car ils les poussent à la paresse et à la luxure ».

Esteban Buch met en parallèle Bomarzo et un autre opéra sur lequel s’exerça la censure, Rigoletto, dont le personnage principal est aussi un bossu. Verdi est le compositeur d’opéras qui eut le plus maille à partir avec les censeurs, d’abord pour des raisons politiques, puis dans le cas de Rigoletto pour des questions touchant à la morale : les censeurs vénitiens furent horrifiés par l’« immoralité répugnante et la trivialité obscène de l’intrigue » de cet opéra et forcèrent ses auteurs à d’importantes concessions.

Le livre de Buch n’est pas une étude de la réception d’un opéra mais l’examen des différents visages d’une œuvre, comme les sciences sociales peuvent nous en fournir l’approche (3) : « l’affaire Bomarzo n’est intelligible que si l’on refuse de prendre au pied de la lettre la clôture idéologique de l’œuvre d’art ». Mais ici il s’agit des visages d’une œuvre absente, il s’agit de « l’anti-opéra Bomarzo censuré » dont les auteurs sont, à égalité avec le librettiste et le compositeur, les censeurs eux-mêmes et ceux qui ont commenté cette censure.

Parmi ces « auteurs » se trouve un prélat, l’archevêque de Buenos Aires, le cardinal Antonio Caggiano, qui donna à la censure de Bomarzo « un véritable fondement théologique, politique et moral », jugeant l’opéra inacceptable du point de vue moral et à plus forte raison chrétien (« vision horrible d’abjections morales que je préfère ne pas nommer »), et approuva donc la décision du pouvoir. Buch se demande si l’Église n’avait pas d’ailleurs inspiré cette décision, si elle n’avait pas suggéré en particulier l’idée d’« obsession » présente dans le chef d’accusation. Il ajoute à ce propos une « petite phrase » un peu étroitement antireligieuse : « Si l’obsession est, comme dit Freud, une religion privée, sa condamnation ne pouvait que renforcer le monopole doctrinaire de la religion publique, cette obsession universelle. »

Un autre « auteur » de Bomarzo fut Borges. Interrogé sur l’affaire, il déclara se réjouir des interdictions en général. Selon lui, la censure est une discipline : « les écrivains argentins doivent apprendre à utiliser l’attaque oblique ». Pour Borges, l’opéra interdit l’a été pour son manque de finesse. Quelques années auparavant, il avait prétendu de la même façon que les poèmes condamnés des Fleurs du mal étaient les moins bons parce que les plus crus. Borges ne s’en prenait pas directement au pouvoir mais il avait certainement du mépris pour ses représentants ; une œuvre digne de ce nom ne pouvait selon lui qu’échapper à l’intellection – et donc à l’adhésion comme au rejet éventuel – de ces derniers. Ainsi, ce qui est censuré n’est pas le meilleur, puisque c’est ce que les censeurs ont été à même de saisir en quelque manière. Dans L’Art d’écrire et la Persécution, Leo Strauss, à propos des philosophes, met en relief la même exigence de subtilité protectrice.

La censure est pleine de contradictions. Borges le soulignait au sujet de l’affaire Bomarzo : il n’y a pas de meilleure publicité pour une œuvre. Il est banal de constater que ce qui est interdit a plus d’attrait que ce qui est permis. D’où l’effet paradoxal – un effet « pervers » du point de vue des censeurs – de la censure qui est, comme le remarque par exemple Jacques Domenech, d’« apporter à l’œuvre une diffusion, une reconnaissance, une aura, alors qu’il s’agissait de l’interdire, de la cacher, d’occulter son existence » (4). Les censeurs ont une vertu, si l’on peut dire, c’est qu’ils croient aux pouvoirs de l’art : « La censure a souvent tendance à croire en ses objets plus que leurs admirateurs. » La censure, d’autre part, est aveugle. Dans le cas qui nous occupe, les censeurs, nous dit Buch, n’ont pas vu que dans l’œuvre censurée elle-même figurait la condamnation morale de son personnage principal : la bosse dont les auteurs ont affublé leur héros était à leurs yeux la marque de son infamie.

Mais la censure, nous dit Esteban Buch en conclusion de son très intéressant ouvrage, est avant tout une forme de violence. Violence perverse en ce qu’elle transgresse la loi (la loi morale, la loi institutionnelle) dont en même temps elle se réclame, en ce qu’elle fait prendre au mal le masque de la vertu.

  1. On peut lire ce roman dans la traduction française de Catherine Ballestero (Librairie Séguier, 1987).
  2. Henry Barraud, Un compositeur aux commandes de la Radio, Fayard, 2010, p. 70.
  3. Voir notamment Maÿlis Dupont, Le Bel Aujourd’hui, Cerf, 2011. (Cf. QL n° 1 039, p. 29.)
  4. Censure, autocensure et art d’écrire, éditions Complexe, 2004, p. 12.
Thierry Laisney

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