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La censure à Vienne

Jacques Le Rider, une fois de plus, va jusqu’au cœur de cette culture d’Europe centrale (Mitteleuropa), pour ne pas dire austro-hongroise, dont il a déjà, en des ouvrages essentiels, décrit et analysé les aspects les plus caractéristiques.
Jacques Le Rider
La censure à l'oeuvre. Freud, Kraus, Schnitzler
Jacques Le Rider, une fois de plus, va jusqu’au cœur de cette culture d’Europe centrale (Mitteleuropa), pour ne pas dire austro-hongroise, dont il a déjà, en des ouvrages essentiels, décrit et analysé les aspects les plus caractéristiques.

Ici, l’auteur concentre son attention sur un point crucial et peu examiné : la question de la liberté d’expression dans l’Autriche de la fin du XIXe siècle. C’est de cette Autriche-Hongrie qu’est issu Freud, à qui Le Rider a consacré un livre (Freud, de l’Acropole au Sinaï, Puf, 2002) ; il a aussi écrit sur Otto Weininger, sur Arthur Schnitzler, sur Hugo von Hofmannsthal ; il s’est également intéressé aux Journaux intimes viennois (Puf, 2000). L’ensemble des études de Jacques Le Rider, à la fois documentées et originales, permet au lecteur français de se faire une idée précise de ce qu’était Vienne entre la fin du XIXe siècle et l’Anschluss de 1938.

La Censure à l’œuvre allie une documentation très riche et toujours passionnante à une grande finesse d’analyse à propos de certains problèmes brûlants de l’époque. Les protagonistes, pour la plupart des écrivains et des hommes de théâtre, que fait apparaître Le Rider ont tous plus ou moins côtoyé la censure de l’époque impériale, quand ils n’ont pas eu directement affaire à elle. Cette fameuse censure a été, tout au long du XIXe siècle, l’une des plus efficaces et des plus stupides d’Europe. Elle s’étendait à tous les domaines des mœurs – qu’on se rappelle, en France, le procès intenté à Flaubert pour des passages de Madame Bovary que, de notre temps, on ne concevrait pas même comme vaguement érotiques. Sur ce plan, la censure ne se relâchera dans toute l’Europe qu’après la Seconde Guerre mondiale, une censure si visible qu’elle sert de repère, ce qui, au demeurant, justifie pleinement les analyses de Freud. Comme l’écrit Le Rider, « dans la théorie freudienne, l’instance de censure opère à la perfection lorsqu’elle conduit à la sublimation et stimule le processus de civilisation, mais elle peut devenir tyranniquement répressive et pathogène à la fois pour le sujet et pour la culture ». Freud qui, comme le montre Le Rider avec humour, avait besoin de la censure (sans elle, pas d’inconscient) : « le conscient est comparé à un videur chargé de refouler l’inconscient lorsque celui-ci fait irruption dans le salon de la conscience ».

Pour Freud, la censure est une nécessité naturelle, il n’envisage évidemment qu’une censure relative à un inconscient un tant soit peu civilisé. Cette censure n’a rien à voir avec celle, totalitaire, de certains régimes du XXe siècle (hitlérien, stalinien). La censure politique est l’aveu d’une faiblesse et d’une rupture de consensus qui incite à la détourner et à animer le débat intellectuel, comme ce fut le cas à Vienne. Au temps de l’empereur François-Joseph, une sorte de père des peuples un peu dépassé par l’étendue et la diversité de son empire, la censure sur les livres avait pour ainsi dire disparu, mais celle qui s'exerçait sur le théâtre était d’autant plus sensible : elle était « indélogeable ». Ainsi furent interdites dix fois de suite, entre 1894 et 1904, les représentations des Tisserands, la célèbre pièce de Gerhart Hauptmann qui connut un énorme succès à la même époque en Allemagne. Hauptmann y soulevait des problèmes sociaux aigus, comme dans toute son œuvre, jusqu’au naufrage de 1933. Ce genre de sujets devait être évité au théâtre, de même que les allusions à la sexualité.

À partir de 1903, la censure est libéralisée sans disparaître pour autant et devient le lieu d’affrontements sociaux-politiques ; dès 1905, on donna La Boîte de Pandore de Frank Wedekind grâce au soutien de Karl Kraus, qui fut « enthousiasmé pour deux raisons : il a vu dans cette pièce une des œuvres les plus réussies et les plus bouleversantes de son temps et reconnu en elle un réquisitoire flamboyant contre l’hypocrisie mortifère de la morale bourgeoise […] au regard duquel le combat des bien-pensants libéraux contre la censure lui semblait subalterne ». Karl Kraus, l’auteur des Derniers jours de l’humanité, la « pièce » gigantesque et incontournable sur la guerre de 1914-1918, est, en effet, l’esprit viennois le plus indépendant de cette époque, n’hésitant pas parfois à se contredire pour conserver cette irréductibilité intellectuelle (et morale) qui le distingue de tant d’autres journalistes. Il est essentiellement un journaliste de conviction littéraire pour qui il n’y a pas d’accommodement possible avec la vérité. Il ne se range jamais d’un côté ou d’un autre, surtout pas de celui de la presse à grand tirage qui, par nature, défigure l’écrit, comme il ne cesse de le dire.

Kraus est la principale figure de La Censure à l’œuvre. Éditeur et rédacteur presque unique de Die Fackel (« la torche »), dont chaque numéro est un événement à Vienne, il s’en prend à tous ces journalistes qui négligent la langue au profit du spectaculaire. Il dénonce le « politiquement correct » et notamment la fausse judéophilie, celle qui s’exprime dans l’interdiction de pièces antisémites pour raisons d’ordre public. Kraus s’oppose à un « anti-antisémitisme » de pure convention, aussi dérisoire qu’un philosémitisme insincère. Il dénonce aussi bien la « sur-assimilation » des juifs à la bourgeoisie d’affaires que leur enfermement dans un monde clos. Ne fuyant pas les contradictions, Kraus ne se laisse jamais guider que par une acuité et une vigilance permanentes. Pour ce qui est de la question juive, au centre de l’agitation viennoise, Kraus ne tombe ni d’un côté ni de l’autre : il n’apprécie pas le théâtre qui tourne autour de ce problème et n’en prend pas moins la défense de la pièce « engagée » Le Professeur Bernhardi, d’Arthur Schnitzler, interdite par la censure viennoise.

Le livre se termine par un regard sur la suite, à travers Bourdieu, Foucault et Barthes. Les atténuations de sens, le recours au jargon (Heidegger), comme sa dénonciation, sont d’autres formes de censure. En ces temps de censure consentie et de pensée collective toute faite et répétée à satiété, Karl Kraus est plus nécessaire que jamais.

Georges-Arthur Goldschmidt

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